Vu du site du Plan
C,
l’apport de Pierre Rosanvallon
pour résister aux abus de pouvoir
Bonjour.
On peut trouver sur mon site beaucoup de citations et de réflexions à propos des livres et des cours de Pierre Rosanvallon.
C’est pour simplifier (un peu) la recherche de ces références que je regroupe ici tous les extraits et commentaires de sa pensée.
Je n’ai pas le temps de tout remettre en forme : je me contente donc de copier/coller sur cette page unique les fragments utiles (les textes les plus anciens sont à la fin et les plus récents sont en tête).
Dernière mise à jour : 3 juin 2007.
http://etienne.chouard.free.fr/Europe/
Ce n'est pas aux hommes au pouvoir d'écrire les règles du pouvoir.
Les membres de l'Assemblée Constituante doivent être tirés
au sort (parmi les meilleurs élus non candidats ou candidats
hors partis) et déclarés inéligibles aux
fonctions qu'ils instituent.
« Les
institutions de l'intérêt général : la démocratie du XXIe siècle » 01 :
lundi 16 avril 2007 : http://www.tv-radio.com/ondemand/france_culture/UTLS/UTLS20070416.ram 02 :
mardi 17 avril 2007 : http://www.tv-radio.com/ondemand/france_culture/UTLS/UTLS20070417.ram
03 :
mercredi 18 avril 2007 : http://www.tv-radio.com/ondemand/france_culture/UTLS/UTLS20070418.ram
Rôle des fictions pour organiser le
pouvoir : la majorité est une fiction pour représenter l’unanimité. Rapports
entre la majorité et la minorité. Siéyès,
Bentham, Francis Place (Charte du Peuple 1838, aile ultra gauche du benthamisme), risque de tyrannie de la majorité,
Tocqueville, Benjamin Constant, circulation des minorités comme empêchement
d’une majorité trop stable, défendre les droits des factions comme figures de
la totalité (thème très discuté), Mill 04 :
jeudi 19 avril 2007 : http://www.tv-radio.com/ondemand/france_culture/UTLS/UTLS20070419.ram 05 :
vendredi 20 avril 2007 : http://www.tv-radio.com/ondemand/france_culture/UTLS/UTLS20070420.ram
06 :
lundi 7 mai 2007 : http://www.tv-radio.com/ondemand/france_culture/UTLS/UTLS20070507.ram
07 :
mardi 8 mai 2007 : http://www.tv-radio.com/ondemand/france_culture/UTLS/UTLS20070508.ram
08 :
mercredi 9 mai 2007 : http://www.tv-radio.com/ondemand/france_culture/UTLS/UTLS20070509.ram
09 :
jeudi 10 mai 2007 : http://www.tv-radio.com/ondemand/france_culture/UTLS/UTLS20070510.ram
10 :
vendredi 11 mai 2007 : http://www.tv-radio.com/ondemand/france_culture/UTLS/UTLS20070511.ram
11 :
lundi 28 mai 2007 : http://www.tv-radio.com/ondemand/france_culture/UTLS/UTLS20070528.ram
12 :
mardi 29 mai 2007 : http://www.tv-radio.com/ondemand/france_culture/UTLS/UTLS20070529.ram
L’impartialité. Qu'est-ce qu'un pouvoir
impartial ? (ne pas subir de pression, ne pas avoir préjugé, être
désintéressé, etc.) Quelle importance les hommes ont-ils donné à cette
qualité ? Quelles procédures et exigences (détails passionnants) ont-ils
instituées pour atteindre et contrôler cette impartialité ? Quels liens
avec les concepts d'indépendance, de neutralité ? Différence entre
l'impartialité subjective et l'impartialité objective ; l'impartialité
comme attitude ; l'indépendance comme statut ; l'impartialité comme
fragile vertu à construire, présumée mais jamais acquise, virtuelle,
provisoire, toujours à prouver, toujours à mettre à l'épreuve ; le juge
qui doit rendre compte de son impartialité ; le juge anciennement conçu
comme un dieu ; filiation entre l'idée de justice et les concepts
chrétiens de supériorité de Dieu imposant son pouvoir à tous ; l'immense
pensée d'Hannah Arendt (l'impartialité comme une pensée élargie, fondamentalement
ouverte à l'infinie diversité des points de vue) et de Rawls
(concept central du voile d'ignorance) ; le recours des Athéniens à
Solon l'étranger pour écrire la constitution qui devait sortir Athènes de la
crise ; les podestats
en Italie (pendant un siècle, qui sont ces étrangers chargés de
prendre en charge l'exécutif pour affranchir la ville des factions, les
nombreuses petites règles astucieuses et essentielles qui rendaient
impartiale la podestature (mandat courts —parfois 6
mois—, reddition des comptes rigoureuse, aucun lien de famille avec les
habitants de la ville, parfois même interdiction de boire ou manger avec ces
habitants (à Modène), interdiction pour le podestat de sortir la nuit pour
éviter les conciliabules malhonnêtes, pas de résidence fixe (à Sienne) pour
que le magistrat reste public, qu'il reste "à tous", …) ; les
études de Sismondi et de Fichte sur ce sujet ; la symbolique de la balance
et du voile sur les yeux pour représenter la justice, etc. Je résume ça en
vrac, à chaud, mais j'en oublie, il faudra le réécouter et structurer ces
apports. 13 :
mercredi 30 mai 2007 : http://www.tv-radio.com/ondemand/france_culture/UTLS/UTLS20070530.ram
14 :
jeudi 31 mai 2007 : http://www.tv-radio.com/ondemand/france_culture/UTLS/UTLS20070531.ram
Il a été question, pendant cette heure du 31 mai, · de
l'élection des juges
en France (où le principe révolutionnaire important de l'élection des
juges s'avérait paradoxalement à la fois indiscutable et inapplicable), de Gambetta démontrant que la
perpétuité des juges est contraire aux principes démocratiques, de la
haine de la magistrature contre la République qui menaçait ses privilèges en
1880, de cette loi de juin 1882 qui a imposé l’élection des juges pour
« républicaniser » la magistrature, loi solennellement votée
mais étonnamment jamais appliquée, de ce décret de 1883 suspendant
l’inamovibilité des magistrats pendant six mois, le temps d’épurer la
magistrature des juges hostiles à la République, · de
l’élection des juges aux États-Unis (avec l'aporie de la pollution
par les partis liée mécaniquement à l'élection ; solutions complexes mais
très intéressantes trouvées par les américains, mêlant 1) sélection préalable
des candidats compétents par une commission indépendante, 2) désignation
des juges par une autorité élue (pas directement par le peuple) et double
élection populaire ensuite : 3) « élection de confirmation »
au bout de 6 mois un an, et 4) « élection de rétention » en fin de
mandat), · du député Barodet qui
réclamait, à la fin du 19ème siècle que les promesses
électorales soient enregistrées et classées pour permettre leur contrôle,
· de
la main invisible de Smith (principe philosophique et politique avant
de devenir économique : la main invisible, substitut à la bienveillance,
est censée éviter aux humains l'obligation du conflictuel face à face
pour faire société), · de
la démarchie (mot apparemment inventé par
Hayek pour rétablir un vrai pouvoir du peuple, contre le pouvoir de l’État,
à
creuser), · du
processus constituant sous voile d'ignorance
proposé par Buchanan, —alors
que Rawls défend le voile d'ignorance (pour établir
des règles justes) surtout à propos du processus législatif— (il faut absolument
que je lise Buchanan), · de
la modestie à imposer aux hommes politiques
—pour cause prétendue d'incompétence chronique à allouer efficacement les
ressources— par le moyen d'une constitutionnalisation des principales
contraintes économiques (mouvement du constitutionnalisme économique)
(ça ne vous rappelle rien ?)…
Rosanvallon n'a, cette fois, pas du tout
évoqué la modalité essentielle du tirage au sort des magistrats. Prenez le temps d’écouter ça, c’est important,
notamment les leçons du 10 et du 29 mai. |
Pierre Rosanvallon était l’invité des Matins de France
Culture le 25 septembre 2006,
pour parler de son livre « La contre-démocratie » :
http://etienne.chouard.free.fr/Europe/messages_recus/Rosanvallon_FranceCulture_20060925.rtf
http://etienne.chouard.free.fr/Europe/messages_recus/Rosanvallon_FranceCulture_20060925.pdf
Michel a patiemment retranscrit tout cet entretien,
très intéressant. Merci à lui :o)
« Pour Rosanvallon, Internet surtout une fonction de
Contre-démocratie »
Une synthèse bien faite (meilleure que celle, assez partiale et partielle, présentée par Le
Monde lui-même)
sur ce blog intéressant, intitulé Place de la Démocratie (PDLD) :
http://xmo.blogs.com/pdld/2006/10/internet_surtou.html
http://www.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/emissions/matins/fiche.php?diffusion_id=45651 Cet homme est passionnant et
le débat avec les journalistes de France Culture l’est aussi. Je suis d’accord avec Duhamel :
le mot « contre-démocratie » est fort mal choisi car il prête à
tous les malentendus. Mais les analyses de Rosanvallon constituent une formidable armurerie
intellectuelle contre les abus de pouvoir et tout le monde devrait
l’avoir lu pour alimenter sa réflexion citoyenne. On retrouve dans ce livre les
cours qui m’avaient tellement enthousiasmé au printemps (voir plus bas). Rosanvallon défend magnifiquement la défiance comme le
complément indispensable de la confiance : les contre-pouvoirs de
surveillance, d’alerte, de jugement et de sanction des élus, contre-pouvoirs
actifs à tout moment, en complément indispensable des pouvoirs promus par
l’élection, épisodiquement. Il distingue la « bonne
défiance », constructive, visible chez Desmoulins, Condorcet, Alain,
de la « mauvaise défiance », destructive, qu’il dénonce chez
Marat, exemple académique de populisme d’après lui. Je
recommande pourtant, pour ma part, la lecture directe de Marat, plutôt que la
seule lecture des caricatures qu’on en dresse d’habitude : même si l’on
voit bien certains de ses excès, Marat est loin d’être un sot, il écrit fort
bien et nombre de ses pensées restent bien d’actualité deux cents ans plus
tard : il ne faut pas le discréditer en bloc. Pierre Rosanvallon
a sans doute raison de solliciter notre vigilance par rapport à une tendance
paranoïaque qui pourrait effectivement parfois tourner à la maladie. Je
trouve pourtant qu’on en est très loin aujourd’hui et il me semble que les
mécontentements actuels (comme les manifestations contre le CPE) s’alimentent plutôt, à juste raison, de l’absence de
contre-pouvoirs institutionnels honnêtes (c'est-à-dire permettant une
sanction réelle et rapide des élus fautifs et favorisant la participation des
citoyens aux décisions les plus importantes) que par une tendance maladive et
aveugle, méfiance de principe et sans discernement, à l’encontre de tous les
pouvoirs. Pierre Rosanvallon
ne dit malheureusement pas un mot des auteurs des constitutions et de
la malhonnêteté congénitale qu’on peut prévoir et qu’on doit dénoncer chez
ceux qui ont un intérêt personnel à instituer l’impuissance des
électeurs (les parlementaires, les ministres, les juges et autres proches du
pouvoir). Rien n’est dit, notamment, sur la très nécessaire inéligibilité
des constituants aux fonctions qu’ils instituent eux-mêmes. Cette partie de l’analyse
des faiblesses de notre démocratie préhistorique est donc (pour
l’instant) absente de ses réflexions. Cette thèse que je défends pour
expliquer l’incapacité des hommes, depuis des siècles et sous tous les
régimes, à instituer durablement d’efficaces contre-pouvoirs pourrait
pourtant servir de clef de voûte à son travail. Si tout se passe comme prévu, je
vais avoir la chance d’en parler un peu avec lui à l’occasion d’un débat à Paris organisé par Le Monde,
le 9 octobre. J’espère que nous aurons le temps de développer un peu des
arguments sur ce point que je trouve décisif. Il faudrait retranscrire
tout cet entretien de ce matin : synthétique et vivant, stimulant...
utile. Vous pouvez réagir et commenter cette info sur la
partie blog de ce site : |
http://www.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/emissions/utls/fiche.php?diffusion_id=42149 Après avoir justifié pendant
des semaines les indispensables pouvoirs de surveillance des citoyens sur
leurs représentants, il décrit aujourd’hui les limites à imposer à ces
pouvoirs de surveillance pour ne pas paralyser les pouvoirs. Il décrit
les effets négatifs d’une contre démocratie excessive. D’après lui, l’impuissance
actuelle des hommes politiques, leur timidité à agir, viendrait de la montée
en puissance de la contre-démocratie, de l’exigence de transparence,
qui rendraient impossible l’exercice du pouvoir. [On
a pensé, nous, à d’autres explications :o)] Il étudie et justifie le
concept de gouvernance (formes de pouvoir encastrées, invisibles, avec
abandon d’une scène politique centrale). J’écoute ici son discours avec la
plus grande suspicion : je n’oublie pas que cet homme nous appelait
à voter Oui au "traité constitutionnel" (TCE
qui verrouillait pour longtemps des institutions totalement privées de moyens
de surveillance et de résistance) et c’est un reproche grave dans mon esprit,
un aveu de traîtrise de ces soi-disant "représentants" qui ne nous
protègent pas assez contre les abus de pouvoir. Mais Rosanvallon
reste très intéressant, malgré cela, et il y a beaucoup à tirer de sa
réflexion pour bâtir des institutions d’origine citoyenne protectrices. Il prétend que l’abaissement
des gouvernants est la preuve donnée aux citoyens de l’intérêt qu’ils leurs
portent. Mouais… Il distingue la post
démocratie et la contre démocratie. Il propose une définition
précise et intéressante du populisme, plus acceptable que l’injure
galvaudée ces temps-ci : il y voit une maladie de la contre démocratie
souffrant d’excès, présentant « le peuple » comme un groupe
homogène fantasmé, un et sain et qui n’est confronté qu’à lui-même. Les citations de Marat
sont amusantes (minute 45 et suiv.). |
À Là-bas
si j’y suis, Daniel Mermet
reçoit les journalistes du Diplo,
qui parlent aussi de Pierre Rosanvallon,
mais de façon moins avantageuse que moi :o)
http://www.la-bas.org/article.php3?id_article=930
Toutes ces informations se complètent
utilement.
Avril mai 2006 : Pierre Rosanvallon continue ses cours passionnants au Collège de
France
diffusés sur France Culture, (L’éloge du savoir de Christine Goémé), de 6 h à 7 h :
« La
démocratie du 21ème siècle : les voies nouvelles de la souveraineté
du peuple »
pour redécouvrir d’anciennes pratiques démocratiques et en
inventer de nouvelles.
Lundi 1 : « Rôle et légitimité (âprement
discutée) de la presse comme contre-pouvoir »
http://www.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/emissions/utls/fiche.php?diffusion_id=40477
Mardi 2 mai : « Les formes de souveraineté négative » :
http://www.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/emissions/utls/fiche.php?diffusion_id=40478
On devrait enseigner dès la petite école cette histoire de la réflexion des
hommes sur
le droit du peuple de résister à l’oppression
des pouvoirs constitués.
Pour s’organiser (et prévoir de se lever tôt ;o), le programme de "L’éloge du
savoir" est là :
http://www.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/emissions/utls/avenir.php
J’ai découvert que toutes
les leçons, même les premières,
sont encore disponibles avec des liens directs :
Éloge du savoir
(France Culture de 6 à 7) : La démocratie du XXIè
siècle (1) : les voies nouvelles de la souveraineté du peuple - 14 h de
cours de Pierre Rosanvallon au Collège de
France :
V 5
mai : 10/14 Utile judiciarisation de la politique : ça
continue !
http://www.tv-radio.com/ondemand/france_culture/UTLS/UTLS20060505.ram
J 4
mai : 9/14 Mises à l’épreuve
d’un jugement. « Juger consiste à mettre à l’épreuve une conduite ou
une action. Cela revient à radicaliser et à développer l’idée de surveillance.
Cela prolonge également l’exercice d’une suspicion en impliquant que soit
prononcée une décision conclusive.
Le jugement participe donc d’une activité générale de contrôle. Il faut
entendre ce terme de jugement de façon très large, comme appréciation,
instruite et argumentée, processus d’examen d’une question, qui conduit à la
trancher.
Le vote et le jugement sont deux procédures distinctes qui visent
un même objectif : décider, trancher, en vue du bien commun.
Ce sont deux formes politiques que l’on peut rapprocher et comparer. Il y a
dans les deux cas un même pouvoir du dernier mot (qualité essentielle du
suffrage universel, mais qui existe aussi dans le jugement).
On peut comprendre alors que les citoyens cherchent à gagner sur les deux
tableaux et qu’ils poursuivent comme juges ce qu’ils estiment ne pas avoir
obtenu de façon satisfaisante comme électeurs.
Cette fonction, ils peuvent parfois l’exercer directement, quand ils
siègent comme jurés (Cour d’Assises) (…) Cependant, même lorsqu’elle est déléguée
à l’appareil judiciaire en tant que tel, cette fonction de jugement conserve
encore une dimension sociétale : d’abord parce que la justice est rendue au
nom du peuple. Et plus largement parce que son exercice accomplit une
attente collective et qu’elle est inscrite dans un champ de forces où
interviennent de façon pressante des organisations de la société civile ou bien
le poids diffus de l’opinion. La mise à l’épreuve d’un jugement ne peut donc
pour cela être assimilée de façon raccourcie au seul exercice d’un pouvoir
judiciaire autonome : les choses doivent être comprises de façon plus
large, inscrites dans le cadre de multiples interactions. Le juge aujourd’hui
reconnaît d’ailleurs volontiers lui-même cette imbrication quand il estime
qu’il doit s’engager et jouer son rôle dans la construction de la Cité. Je vous
renvoie sur ce point au remarquable discours de rentrée que le Président de la
Cour de Cassation, Monsieur Canivet, a prononcé pour la rentrée judiciaire de
2006 : http://www.courdecassation.fr/manifestations/audiences/2006/2006_discours_pp.htm
L’appréhension de la politique comme jugement s’impose d’ailleurs pour
l’historien : [examen passionnant du Tribunal du peuple à Athènes,
de l’empeachement, du recall
(référendum révocatoire d’initiative populaire)… ]
L’histoire de la démocratie ne peut se limiter à l’histoire du droit de vote
et à l’histoire du régime parlementaire : l’histoire de la démocratie est
aussi liée en profondeur à l’idée d’un jugement des gouvernants par la société.
L’activité contre-démocratique de jugement ne s’est pas seulement limitée à
la figure du citoyen juge : elle peut aussi être appréciée comme une
production autonome et concurrentielle des normes. Un des aspects essentiels,
quoique largement méconnu, de l’activité des jurys populaires dans les
démocraties a ainsi historiquement consisté à redresser ou à modifier
l’esprit de la loi dans la formulation de leurs verdicts.
Ce fait témoigne, là encore, d’une activité citoyenne parallèle à celle du
citoyen électeur, activité correctrice lorsque le citoyen juré infléchit en
pratique la règle fixée par ceux qu’il a élus dans son rôle de citoyen
électeur.
Il faut donc reconsidérer le sens de ce qui est considéré comme une "judiciarisation de la politique" : derrière
l’élévation évidente de la figure du juge, c’est en effet beaucoup plus
profondément un nouveau régime démocratique lié à ces types de mises à
l’épreuve d’un jugement dont il convient d’apprécier l’ampleur.
[L’analyse de l’organisation athénienne est proprement passionnante :] la
procédure d’invalidation de décret, le graphe para nomon,
a été largement utilisée. Sa particularité était de ne pas seulement viser le
retrait d’un décret, mais de viser en accusation celui qui avait
proposé le décret. La procédure était ainsi, pourrait-on dire, une façon de
protéger le peuple contre lui-même : les décrets visés par cette action
avaient nécessairement été précédemment adoptés par l’assemblée de citoyens,
parfois même à l’unanimité. Mais, estimait-on, le peuple avait pu, dans ce
premier vote, avoir été abusé, par des orateurs, par des arguments fallacieux.
D’où l’utilité de la procédure qui permettait aux citoyens de se manifester
sous un nouveau mode, correcteur du premier, en siégeant, dans ce deuxième
temps, sous la forme d’un large tribunal composé de juges tirés au sort.
L’idée était bien sûr d’ériger un rempart contre les démagogues et aussi contre
ces dénonciateurs parfois intempestifs qu’étaient les sycophantes.
Mais la procédure graphe para nomon implique
également une conception réflexive de la définition de l’intérêt général
comme décision d’une collectivité qui ne s’impose que dans la durée, après
avoir été mise à l’épreuve. Le jugement populaire à l’œuvre dans le graphe
para nomon est donc un moment complémentaire et
correcteur d’un processus entamé par le vote. Il est, pourrait-on dire, une
forme de retour sur soi de la démocratie athénienne. »
[Seconde procédure, celle de l’esangelia :
possibilité d’introduire une dénonciation était régulièrement inscrite à
l’ordre du jour de l’Assemblée des citoyens. C’est un autre moyen de contrôler
les dirigeants politiques d’Athènes, et tout particulièrement les chefs
militaires. Les procès étaient, là encore,] « une façon d’assurer une
double régulation démocratique, constituée d’un côté de procédures politiques
de légitimation, mais qui étaient toujours susceptibles d’être inversées
par des procédures judiciaires de sanction.
Autorisation et empêchement dessinaient ainsi à Athènes les deux pôles, en
tension permanente, d’une démocratie toujours vivante.
Une telle "judiciarisation" de la vie
publique ne doit donc pas être mal interprétée comme l’indicateur d’une sorte
de propension pathologique au contentieux ou comme le signe d’une humeur
procédurière exacerbée. Il s’agit, avant tout, d’un trait proprement politique,
d’une caractéristique démocratique. Pour Aristote, cette activité de jugement
des citoyens tirés au sort précédait même en importance celle de la
participation à la vie de la Cité, et nous avons vu précédemment que les
activités de contrôle et de surveillance étant même considérées comme plus
importantes que celles du vote.
Les raisons de cette appréciation méritent d’être précisées car elles font
apparaître des ressorts essentiels de la démocratie athénienne. On peut
distinguer plusieurs éléments de cette préférence pour le jugement à
Athènes :
• Il y a d’abord l’effectivité intrinsèque d’une sanction du passé par
rapport à des mécanismes d’autorisation de l’avenir. Il y a une dissymétrie
entre sanction du passé et autorisation de l’avenir.
Le pouvoir fonctionnel du juré est en ce sens supérieur au pouvoir de l’électeur
à l’Assemblée parce qu’il tranche une question de façon définitive. Il
imprime avec certitude et irréversibilité sa marque sur le cours des choses.
• Les procès ont aussi une fonction préventive à Athènes : la
tendance à l’extrémisation des accusations contre les
officiels dont le peuple était mécontent constituait une mise en garde
préventive : les responsables d’une charge, qu’ils fussent tirés au
sort ou élus, prenaient de cette façon conscience d’une certaine précarité de
leur situation (…)
• Autre origine mécanique du rôle central des procès politiques, liée à
l’existence d’une opinion fortement divisée à Athènes : [quelquefois, des
politiques étaient décidées à la majorité] contre des minorités très fortement
hostiles et la mise en accusation devant un tribunal devenait alors pour ces minorités
une sorte de voie de recours, une façon de reprendre la main dans le débat
public (…)
[Puis , analyses de l’empeachement et du recall (passionnante aussi)…
Le rôle du parlement britannique est beaucoup plus la mise en jugement de
l’action publique que l’écriture des lois.]
Écoutez cette leçon là : http://www.tv-radio.com/ondemand/france_culture/UTLS/UTLS20060504.ram
et réagissez éventuellement là : http://etienne.chouard.free.fr/Europe/forum/index.php?2006/05/08/39-mises-a-lepreuve-dun-jugement
Me 3 mai : 8/14 Pouvoirs d’empêchement, droit à la
résistance (suite) et figures de la résistance :
rappel de la préoccupation libérale d’organiser des pouvoirs limités. Au
XIXe siècle, on attendait tout du suffrage universel : donner sa
place à chacun, mettre fin à la corruption, faire enfin triompher le sens de
l’intérêt général… L’idée dominante était que le règne du nombre allait, de
lui-même, faire advenir non seulement un régime démocratique, mais une société
démocratique.
Rôle essentiel de la dynamique critique pour faire évoluer la démocratie
en la poussant à se remettre en cause, à s’interroger en permanence sur
elle-même.
Il y a trois manifestation de cette souveraineté critique :
• Cette souveraineté critique s’est manifestée comme un fait
social avec la lutte des classes, avec la grève comme seul
pouvoir de la classe ouvrière, celui d’empêchement, dans un long combat pour la
représentation politique spécifique de la condition ouvrière.
• Cette souveraineté critique s’est aussi manifestée comme un fait
constitutionnel et politique avec l’organisation progressive du rôle
de l’opposition (manifestation organisée du pluralisme, défendant des
intérêts des minorités contre la dictature de la majorité, contre-pouvoir
prolongeant l’opinion publique). Guizot souligne que l’opposition joue
un rôle pleinement politique en contribuant positivement à l’action du
gouvernement : en effet, l’opposition a pour but de remplacer le
gouvernement en place et, pour cela, elle le met constamment à l’épreuve, elle
oblige le gouvernement à s’expliquer, à prouver son efficacité, à justifier ses
choix. Elle introduit de cette façon une contrainte d’argumentation, en
même temps qu’elle contribue à sa rationalisation.
« L’opposition, dit Guizot, maintient en le
redressant le pouvoir même qu’elle combat. »
Et l’opposition doit à son tour convaincre qu’elle sera capable de gouverner,
elle doit avoir un système et un avenir. [C’est une approche constructive du
pouvoir d’empêchement de l’opposition qui ne se contente pas de critiquer. Mais
tout ça est resté théorique en France. En Angleterre, John Stuart Mill a repris
de nombreuses idées de Guizot, et là, ses idées se sont traduites en pratique
(opposition très respectée en GB).]
• Cette souveraineté critique, elle s’est enfin manifestée comme une
force morale avec la montée en puissance sociale des figures
du résistant, du rebelle et du dissident. (…)
http://www.tv-radio.com/ondemand/france_culture/UTLS/UTLS20060503.ram
Ma 2 mai : 7/14 Après le pouvoir de surveillance, les
formes de la souveraineté négative : comment empêcher le pouvoir
d’agir d’injustement, comment exercer un pouvoir de résistance ?
Montesquieu : « j’appelle faculté de statuer le
droit d’ordonner par soi-même ou de corriger ce qui a été ordonné par un autre,
et j’appelle faculté d’empêcher le droit de rendre nulle la
résolution prise par quelque autre. »
http://www.tv-radio.com/ondemand/france_culture/UTLS/UTLS20060502.ram
L 1er mai : 6/14 Suite de l’état des lieux de ce qui a permis
aux peuples de démocratiser le pouvoir. La multiplication dans le monde
contemporain des pouvoirs de surveillance a pour conséquence décisive une sorte
de concurrence des démocraties : le système représentatif électif
est en effet confronté, très directement, à l’activité de diverses
formes de contre démocratie. Se développent ainsi des conflits de
représentativité et conflits de légitimité : tensions entre les
députés et les journalistes, notamment. Le peuple électeur et son
double, le peuple opinion, peuvent se contredire. Vieille concurrence
entre la plume et la tribune. Le journal est une véritable institution
politique, chargée d’observer et de dénoncer… [tout
cela est passionnant !]
http://www.tv-radio.com/ondemand/france_culture/UTLS/UTLS20060501.ram
V 14
avril : 5/14 Examen des conditions
qui rendraient possible l’institutionnalisation d’organes de contrôle du
pouvoir. Tribunal des Censeurs, des Éphores, Tribunat, etc. (cours
retranscrit intégralement dans mon journal : http://etienne.chouard.free.fr/Europe/Journal.php,
25 avril).
http://www.tv-radio.com/ondemand/france_culture/UTLS/UTLS20060414.ram
J 13
avril : 4/14 Suite de l’analyse des
pouvoirs de surveillance : importance de l’émergence de nouvelles
formes militantes : depuis la Révolution, la presse s’est
imposée comme puissance contre démocratique. La plume (presse) et
la tribune (Parlement) se sont ainsi complétées. Mais d’autres agents se
sont imposés pour des actions de vigilance, de dévoilement et de notation,
surtout à partir des années 1980.
http://www.tv-radio.com/ondemand/france_culture/UTLS/UTLS20060413.ram
Me
12 avril : 3/14 Rendre la politique
aux citoyens. La souveraineté du peuple a du mal à s’exprimer dans
des institutions représentatives. Le droit de vote n’est pas l’expression la
plus vivante de la souveraineté populaire.
Il y a trois terrains d’exercices de la souveraineté populaire, trois pistes de
pratique critique, extrêmement efficaces du point de vue de la
démocratie : les pouvoirs de surveillance, les formes de souveraineté
négative et les mises à l’épreuve d’un jugement.
Ce matin (absolument passionnant) : les pouvoirs de surveillance :
la vigilance sociale, exercée par des groupes ou des particuliers, la
dénonciation publique (par exemple le pouvoir des médias ou la dénonciation
parlementaire, etc.) et la notation qui permet d’apprécier la compétence, au
sein de l’administration par exemple
http://www.tv-radio.com/ondemand/france_culture/UTLS/UTLS20060412.ram
Ma 11 avril : 2/14 Les problèmes posés par la désaffection de
la participation politique
(absentions et méfiance) commune à tous les pays démocratiques :
http://www.tv-radio.com/ondemand/france_culture/UTLS/UTLS20060411.ram
L 10 avril : 1/14 Désenchantement vis-à-vis de la démocratie,
et désengagement des citoyens -
Au-delà du simple droit de vote, il est nécessaire de reconnaître aux citoyens un
droit de proposer et de discuter.
La démocratie est un régime ouvert qui doit sans cesse être réinventé.
Il est donc fondamental que les citoyens reprennent possession de la
politique.
Ces cours qui se veulent un "laboratoire du présent" vont tenter de rapprocher
des pratiques de contre-pouvoirs aujourd’hui oubliées ou dispersées :
http://www.tv-radio.com/ondemand/france_culture/UTLS/UTLS20060410.ram
Il
faudrait publier ces textes sous forme de LYBER : livre à vendre pour ceux qui ont l’habitude et
la possibilité de lire des livres, mais aussi texte libre
échangeables sur Internet sans contrainte pour faciliter la diffusion de
ces précieuses idées : je me demande pourquoi travaille Pierre Rosanvallon : probablement pas pour l’argent ou pour
le pouvoir. Ce serait donc un geste fort et beau de sa part, et utile pour
changer le monde, d’autoriser cette diffusion libre de ses travaux. Nous
devrions essayer de lui suggérer.
Le Monde
diplomatique (mai 2006, p. 24) vient de publier un article sévère contre
l’historien : « Quand
Pierre Rosanvallon fustige un "déficit de
compréhension" ». On y rappelle que cet homme a activement
participé au travail de sape que de nombreux hommes de gauche considèrent
aujourd’hui comme la trahison des socialistes depuis vingt ans :
secrétaire général de la fondation Saint-Simon (club de pensée
légitimant l’idéologie néolibérale et prônant au plus haut niveau la conversion
au culte monothéiste du marché). Ceci pourrait le rendre détestable, et
pourtant son cours sur la démocratie inachevée est une armurerie intellectuelle
contre les abus de pouvoir.
Comme quoi les hommes ne sont pas noirs ou blancs : le même homme qui
prépare depuis vingt ans notre soumission à la tyrannie des marchés nous donne
aujourd’hui des armes intellectuelles pour nous défendre contre elle.
http://www.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/emissions/utls/fiche.php?diffusion_id=40476 Une leçon magistrale, à écouter absolument, à travailler dans les écoles et les
entreprises : Si je peux me permettre,
cependant, en complément de ce superbe exposé de l’histoire de notre
dépossession, toujours renouvelée, du contrôle des pouvoirs, il me semble que
ma thèse s’adapte assez bien au tableau d’ensemble et le complète pour
comprendre et régler notre immense problème : les citoyens
feraient bien de se préoccuper de savoir enfin QUI ÉCRIT LES CONSTITUTIONS ? Je prétends que la solution de nombre de nos maux est LÀ : séparons
rigoureusement le pouvoir constituant des pouvoirs constitués, rendons les
constituants inéligibles à vie, de façon à ce qu’ils n’écrivent
pas la Constitution pour eux-mêmes, et nous verrons apparaître enfin, comme
par magie, d’authentiques contre-pouvoirs en toutes matières. |
« La démocratie du XXIè siècle (1) : les
voies nouvelles de la souveraineté du peuple 3/14 »
Une série d’émissions
absolument passionnante, diffusée trop tôt mais consultable ici à toute
heure :
http://www.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/emissions/utls/fiche.php?diffusion_id=40474
Pierre Rosanvallon, ce mercredi matin 12 avril, parle de la nécessité d’un pouvoir de
surveillance.
« La nécessité d’invoquer un pouvoir de surveillance a été
invoquée dès le début de la Révolution française pour contrebalancer la
tendance des élus, des représentants, à s’autonomiser, tendance des
représentants à se muer, selon le mot de Mirabeau, en une espèce
d’aristocratie de fait. Et un constituant a parlé à ce moment-là de la
nécessité d’un surveillant pour la Nation sur les représentants de la Nation.
(…) »
Écoutez
la suite, c’est captivant... Il faudrait tout enregistrer et tout noter par
écrit pour éviter que ça ne se perde dans l’oubli dans 15 jours.
Les résistances aux pouvoirs abusifs
sont-elles une "contre-démocratie" ?
Par Étienne, lundi 25 septembre 2006 à 11:29 - Propos sur le
pouvoir :
Pierre Rosanvallon
est l’invité de France Culture
ce lundi 25 sept. pour son dernier livre :
« La contre-démocratie – La politique à
l’âge de la défiance »
(Seuil, sept. 2006).
Cet homme est passionnant et le débat avec les
journalistes de France Culture l’est aussi.
Je suis d’accord avec Olivier Duhamel : le mot « contre-démocratie » est fort
mal choisi car il prête à tous les malentendus.
Mais les analyses de Rosanvallon constituent une
formidable armurerie intellectuelle contre les abus de pouvoir et tout le
monde devrait l’avoir lu pour alimenter sa réflexion citoyenne.
On retrouve dans ce livre les cours qui m’avaient tellement enthousiasmé au
printemps (voir mon Journal et mes Liens, chercher Rosanvallon).
Rosanvallon défend magnifiquement la défiance
comme le complément indispensable de la confiance : les contre-pouvoirs de
surveillance, d’alerte, de jugement et de sanction des élus, contre-pouvoirs
actifs à tout moment, en complément indispensable des pouvoirs promus par
l’élection, épisodiquement.
Il distingue la « bonne défiance », constructive, visible chez
Desmoulins, Condorcet, Alain, de la « mauvaise défiance »,
destructive, qu’il dénonce chez Marat, exemple académique de populisme
d’après lui. Je recommande pourtant, pour ma part, la
lecture directe de Marat, plutôt que la seule lecture des caricatures
qu’on en dresse d’habitude : même si l'on voit bien certains de ses excès,
Marat est loin d’être un sot, il écrit fort bien et nombre de ses pensées
restent bien d’actualité deux cents ans plus tard : il ne faut pas le
discréditer en bloc.
Pierre Rosanvallon
a sans doute raison de solliciter notre vigilance par rapport à une tendance
paranoïaque qui pourrait effectivement parfois tourner à la maladie. Je trouve
pourtant qu’on en est très loin aujourd’hui et il me semble que les
mécontentements actuels (comme les manifestations contre le CPE)
s’alimentent plutôt, à juste raison, de l’absence de contre-pouvoirs
institutionnels honnêtes (c'est-à-dire permettant une sanction réelle et rapide
des élus fautifs et favorisant la participation des citoyens aux décisions les
plus importantes) que par une tendance maladive et aveugle, méfiance de
principe et sans discernement, à l’encontre de tous les pouvoirs.
Pierre Rosanvallon
ne dit malheureusement pas un mot des auteurs des constitutions et de la
malhonnêteté congénitale qu’on peut prévoir et qu’on doit dénoncer chez ceux
qui ont un intérêt personnel à instituer l’impuissance des électeurs
(les parlementaires, les ministres, les juges et autres proches du pouvoir).
Rien n’est dit, notamment, sur la très nécessaire inéligibilité des constituants
aux fonctions qu’ils instituent eux-mêmes.
Cette partie de l’analyse des faiblesses de notre démocratie préhistorique
est donc (pour l’instant) absente de ses réflexions. Cette thèse que je défends
pour expliquer l’incapacité des hommes à instituer durablement d’efficaces
contre-pouvoirs pourrait pourtant servir de clef de voûte à son travail.
Si tout se passe comme prévu, je vais avoir la
chance d’en parler un peu avec lui à l’occasion d’un débat à Paris organisé par Le Monde, le 9 octobre au soir.
J’espère que nous aurons le temps de développer un peu des arguments sur ce
point que je trouve décisif.
Il faudrait retranscrire tout cet entretien de ce matin : synthétique et
vivant, stimulant... utile.
Les mises à l’épreuve d’un
jugement
Par Étienne, lundi 8 mai 2006 à 07:31 - Propos sur le pouvoir :
http://etienne.chouard.free.fr/Europe/forum/index.php?2006/05/08/39-mises-a-lepreuve-dun-jugement
Pierre Rosanvallon
continue ses cours passionnants au Collège de France, diffusés sur France
Culture, (L’éloge du savoir de Christine Goémé), de 6
h à 7 h :
« La démocratie du 21ème siècle :
les voies nouvelles de la souveraineté du peuple »
Un cours enthousiasmant
pour redécouvrir d’anciennes pratiques démocratiques et en inventer de
nouvelles.
Une fois de plus, j'ai
consacré plusieurs heures à vous retranscrire une large part d'une leçon que je
trouve passionnante.
Son titre est "Les
mises à l'épreuve d'un jugement" et vous
pouvez l'écouter en cliquant ici...
Cette leçon est une
démonstration puissante de l'intérêt majeur d'un pouvoir de jugement revendiqué
par les citoyens actifs, alors que les hommes au pouvoir (arapèdes cratocrates) voudraient, fort commodément, confiner les
citoyens dans un simple rôle d'électeur.
Je vous recommande
d'enregistrer toutes ces leçons et de les écouter tranquillement, en voiture
par exemple : c'est immense.
Voici des extraits :
« Juger
consiste à mettre à l’épreuve une conduite ou une action. Cela revient à radicaliser
et à développer l’idée de surveillance. Cela prolonge également l’exercice
d’une suspicion en impliquant que soit prononcée une décision conclusive. Le
jugement participe donc d’une activité générale de contrôle.
Il faut
entendre ce terme de jugement de façon très large, comme appréciation,
instruite et argumentée, processus d’examen d’une question, qui conduit à la
trancher.
Le vote et le
jugement sont deux procédure distinctes qui visent un
même objectif : décider, trancher, en vue du bien commun.
Ce sont deux
formes politiques que l’on peut rapprocher et comparer. Il y a dans les deux
cas un même pouvoir du dernier mot (qualité essentielle du suffrage
universel, mais qui existe aussi dans le jugement).
On peut comprendre alors que les citoyens cherchent à gagner sur
les deux tableaux et qu’ils poursuivent comme juges ce qu’il
estiment ne pas avoir obtenu de façon satisfaisante comme électeurs.
Cette
fonction, ils peuvent parfois l’exercer directement, quand ils siègent comme
jurés (Cour d’Assises) (…) Cependant, même lorsqu’elle est déléguée à
l’appareil judiciaire en tant que tel, cette fonction de jugement conserve
encore une dimension sociétale : d’abord parce que la justice est rendue au
nom du peuple. Et plus largement parce que son exercice accomplit une
attente collective et qu’elle est inscrite dans un champ de forces où
interviennent de façon pressante des organisations de la société civile ou bien
le poids diffus de l’opinion.
La mise à
l’épreuve d’un jugement ne peut donc pour cela être assimilée de façon
raccourcie au seul exercice d’un pouvoir judiciaire autonome : les choses
doivent être comprises de façon plus large, inscrites dans le cadre de
multiples interactions. Le juge aujourd’hui reconnaît d’ailleurs volontiers
lui-même cette imbrication quand il estime qu’il doit s’engager et jouer son
rôle dans la construction de la Cité. Je vous renvoie sur ce point au
remarquable discours
de rentrée que le Président de la Cour de Cassation, Monsieur Canivet, a
prononcé pour la rentrée judiciaire 2006.
(...)
L’appréhension de la politique comme jugement s’impose d’ailleurs pour
l’historien : [il faut écouter l'examen passionnant du Tribunal du peuple
à Athènes, de l’empeachement, du recall (référendum révocatoire d’initiative
populaire)… ]
L’histoire de la démocratie ne peut se limiter à l’histoire du
droit de vote et à l’histoire du régime parlementaire : l’histoire de la
démocratie est aussi liée en profondeur à l’idée d’un jugement des gouvernants
par la société.
L’activité
contre-démocratique de jugement ne s’est pas seulement limitée à la figure du citoyen-juge
: elle peut aussi être appréciée comme une production autonome et concurrentielle
des normes. Un des aspects essentiels, quoique largement méconnu, de
l’activité des jurys populaires dans les démocraties a ainsi historiquement
consisté à redresser ou à modifier l’esprit de la loi dans la
formulation de leurs verdicts.
Ce fait témoigne, là encore, d’une activité citoyenne parallèle
à celle du citoyen-électeur, activité correctrice lorsque le citoyen-juré
infléchit en pratique la règle fixée par ceux qu’il a élus dans son rôle de citoyen-électeur.
Il faut donc
reconsidérer le sens de ce qui est considéré comme une "judiciarisation de la politique" : derrière
l’élévation évidente de la figure du juge, c’est en effet beaucoup plus
profondément un nouveau régime démocratique lié à ces types de mises à
l’épreuve d’un jugement dont il convient d’apprécier l’ampleur.
[L’analyse
de l’organisation athénienne est proprement passionnante :] la procédure d’invalidation de décret, le graphe
para nomon, a été largement utilisée.
Sa
particularité était de ne pas seulement viser le retrait d’un décret, mais de
viser en accusation celui qui avait proposé le décret.
La procédure
était ainsi, pourrait-on dire, une façon de protéger le peuple contre lui-même
: les décrets visés par cette action avaient nécessairement été précédemment
adoptés par l’assemblée de citoyens, parfois même à l’unanimité.
Mais, estimait-on, le peuple avait pu, dans ce premier vote, avoir
été abusé, par des orateurs, par des arguments fallacieux. D’où l’utilité de la
procédure qui permettait aux citoyens de se manifester sous un nouveau mode,
correcteur du premier, en siégeant, dans ce deuxième temps, sous la forme d’un
large tribunal composé de juges tirés au sort.
L’idée était,
bien sûr, d’ériger un rempart contre les démagogues et aussi contre ces
dénonciateurs parfois intempestifs qu’étaient les sycophantes.
Mais la
procédure graphe para nomon implique également
une conception réflexive de la définition de l’intérêt général comme
décision d’une collectivité qui ne s’impose que dans la durée, après avoir été
mise à l’épreuve.
Le jugement populaire à l’œuvre dans le graphe para nomon est donc un moment complémentaire et
correcteur d’un processus entamé par le vote.
Il est,
pourrait-on dire, une forme de retour sur soi de la démocratie
athénienne. »
[Seconde procédure,
celle de l’esangelia : la possibilité
d’introduire une dénonciation était régulièrement inscrite à l’ordre du
jour de l’Assemblée des citoyens.
C’est un
autre moyen de contrôler les dirigeants politiques d’Athènes, et tout
particulièrement les chefs militaires.
Les procès étaient, là encore,] « une façon d’assurer une
double régulation démocratique, constituée d’un côté de procédures politiques
de légitimation, mais qui étaient toujours susceptibles d’être inversées
par des procédures judiciaires de sanction.
Autorisation et empêchement dessinaient ainsi à Athènes les deux
pôles, en tension permanente, d’une démocratie toujours vivante.
Une telle "judiciarisation" de la vie publique ne doit donc
pas être mal interprétée comme l’indicateur d’une sorte de propension
pathologique au contentieux ou comme le signe d’une humeur procédurière
exacerbée.
Il s’agit,
avant tout, d’un trait proprement politique, d’une caractéristique
démocratique.
Pour
Aristote, cette activité de jugement des citoyens tirés au sort précédait même
en importance celle de la participation à la vie de la Cité, et nous avons vu
précédemment que les activités de contrôle et de surveillance étaient même
considérées comme plus importantes que celles du vote.
Les raisons
de cette appréciation méritent d’être précisées car elles font apparaître des
ressorts essentiels de la démocratie athénienne. On peut distinguer plusieurs
éléments de cette préférence pour le jugement à Athènes :
• Il y a
d’abord l’effectivité intrinsèque d’une sanction du passé par rapport à des
mécanismes d’autorisation de l’avenir.
Il y a une dissymétrie entre sanction du passé et
autorisation de l’avenir.
Le pouvoir fonctionnel du juré est en ce sens supérieur au pouvoir de l’électeur
à l’Assemblée parce qu’il
tranche une question de façon définitive. Il imprime avec certitude et
irréversibilité sa marque sur le cours des choses.
• Les procès
ont aussi une fonction préventive à Athènes : la tendance à l’extrémisation des accusations contre les officiels dont le
peuple était mécontent constituait une mise en garde préventive : les
responsables d’une charge, qu’ils fussent tirés au sort ou élus, prenaient de
cette façon conscience d’une certaine précarité de leur situation (…)
• Autre
origine mécanique du rôle central des procès politiques, liée à l’existence
d’une opinion fortement divisée à Athènes : [quelquefois, des politiques
étaient décidées à la majorité] contre des minorités très fortement hostiles et
la mise en accusation devant un tribunal devenait alors pour ces minorités une
sorte de voie de recours, une façon de reprendre la main dans le débat
public (…) »
Puis, PR analyse l’empeachement et le recall
(absolument passionnants également)…
Par exemple, le rôle du parlement britannique est beaucoup plus la mise en
jugement de l’action publique que l’écriture des lois.]
Écoutez (et
enregistrez pour réécouter) cette leçon passionnante là :
http://www.tv-radio.com/ondemand/france_culture/UTLS/UTLS20060504.ram
Le site de
l'émission "l'éloge du savoir" (France-Culture) devrait d'ailleurs
faire partie de vos favoris :o)
http://www.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/emissions/utls/index.php
Vivement que
le livre de ces cours soit publié. Ce serait bien que ce soit un LYBER : livre à vendre, mais texte libre de droits sur
Internet (et traduit en anglais !).
Ce serait un
grand service rendu à la démocratie que d'ainsi faciliter la diffusion à
cette armurerie intellectuelle contre les abus de pouvoir que nous propose
cet historien. J'espère que Pierre Rosanvallon aura
cette grandeur (on dirait qu'il en a la trempe).
Voyez le
sommaire (avec résumés) de toutes les leçons de Pierre Rosanvallon
que je vous ai préparé sur ma page 'Liens et documents' : http://etienne.chouard.free.fr/Europe/Liens.php.
Évolution nécessaire de
notre démocratie - L’apport de Pierre Rosanvallon :
Importance cardinale des pouvoirs de surveillance (25
avril 2006) (Lien)
Voici le texte intégral de la leçon de Pierre Rosanvallon au Collège de France diffusée le
vendredi 14 avril 2006 sur France Culture (dans l’émission "Éloge
du savoir", de 6 h à 7 h le matin).
La retranscription et le contrôle d’une seule heure
(sur quatorze) m’a demandé plus de dix heures de travail, mais je tenais à vous
faire connaître ce travail important d’historien car je l’ai trouvé
proprement passionnant : on est là au cœur de toutes nos difficultés
modernes. J’ai hâte que Pierre Rosanvallon publie
le livre correspondant à tous ses cours intitulés « La démocratie du 21ème
siècle – Les voies nouvelles de la souveraineté du peuple », et
je ne manquerai pas de vous le faire connaître dès que je le saurai moi-même.
Sa culture et son esprit de synthèse sont une arme pour
nous aider tous à défendre la démocratie : il ramène à la surface des
penseurs oubliés et il articule leurs arguments de façon éclairante.
D’abord, la présentatrice introduit la leçon,
toujours de façon très synthétique :
« Nous sommes à peu près tous d’accord
pour penser que nous vivons une crise de la démocratie. Si certains pessimistes
en prophétisent le déclin, Pierre Rosanvallon, au
contraire, nous propose, lui, de remettre en mouvement une réflexion vivante
sur les possibilités que cette crise offre à la démocratie.
On pourrait résumer grossièrement ses cours en disant que la
démocratie est un régime toujours en crise qui ne peut régler ces crises qu’en
devenant plus démocratique, faute de quoi… on connaît la suite.
Il s’agit donc pour le peuple, auquel le pouvoir appartient, de
rompre avec le comportement du spectateur passif, de réveiller sa liberté et
son esprit critique.
Pour Pierre Rosanvallon
en effet, la démocratie est indissociable d’un travail d’exploration et
d’expérimentation, de compréhension et d’élaboration d’elle-même. Elle doit
donc être sans cesse réinventée.
Et par exemple, dans les cours que nous
écoutons cette semaine, Pierre Rosanvallon réfléchit
avec nous sur les pouvoirs de surveillance
que le peuple exerce sur les gouvernants et sur les conditions qui
pourraient faire en sorte que ces pouvoirs de surveillance échappent à une
simple délégation et donc à une récupération de la part du Parlement.
Pierre Rosanvallon
a interrogé cette semaine plusieurs formes de l’exercice de cette surveillance,
celles produites notamment par de nouveaux militantismes qui s’élèvent contre
les abus de pouvoir et interpellent le gouvernement, on peut penser par exemple
à l’Observatoire sur les prisons, certaines de ces formes très efficaces
remontent parfois historiquement bien avant le suffrage universel.
Ce matin, Pierre Rosanvallon
se propose de penser les conditions qui rendraient possible l’institutionnalisation d’organes de contrôle du pouvoir. »
Puis, Pierre Rosanvallon
commence :
« Dans l’Athènes de l’âge classique, on
le sait, c’est essentiellement le tirage au sort des magistratures,
beaucoup plus fréquemment que l’élection, qui est considéré comme le propre de
la démocratie.
La première procédure, le tirage au sort,
est en effet regardée comme la plus radicalement égalitaire puisqu’elle
présuppose que tous les citoyens ont une capacité équivalente d’exercer les
charges publiques. Ce point a été très largement documenté et discuté par les
historiens. On peut se reporter à l’ouvrage classique sur la démocratie
athénienne de Hansen, ainsi que pour faire le lien avec les
travaux de sciences politiques, à l’ouvrage de Bernard Manin
publié en 1995 "Principes
du gouvernement représentatif" qui a eu pour mérite important
de redonner toute son importance à cette procédure du tirage au sort.
Mais si on a parlé du tirage au sort, on a par contre, oublié ce
qui était pour les contemporains, un autre
caractéristique, toute aussi essentielle, de la démocratie. Cette autre
caractéristique, c’est l’institution de procédures systématiques de contrôle
de l’action de ceux qui exerçaient une fonction publique ou de ceux qui
géraient des fonds publics.
Dans son enquête, Hérodote est le premier à
souligner cette dimension. "Dans un régime populaire, écrit-il, le sort
distribue les charges, le magistrat rend compte de ses actes, toute décision y
est portée devant le public." La reddition de comptes en fin de
mandat était la forme principale de ce type de contrôle. Même s’il se
démarque des prudences aristocratiques et, pourrait-on dire, presque
technocratiques de Platon, concernant la nomination des gouvernants, ce n’est
significativement pas sur ce dernier point qu’Aristote met l’accent pour
appréhender la définition de la démocratie : la surveillance étroite
des magistrats par les citoyens est, pour Aristote, l’élément clef de la
démocratie.
Si la politique propose des approches
différentes de la démocratie, et si Aristote semble parfois lui-même hésiter
dans sa définition du bon régime, ce principe du contrôle populaire reste
toujours affirmé avec force chez lui.
Même dans les cas où il ne confie au citoyen
que des pouvoirs restreints, Aristote ne limite jamais leur pouvoir
d’inspection sur les magistrats. C’est ce pouvoir qui constitue, en fin de
compte, le véritable pivot des différentes catégories de constitutions mixtes
qu’il appelle de ses vœux.
Si la démocratie est au premier chef le
règne de l’isonomie [égalité devant la loi (ÉC)], la
souveraineté des citoyens dérive ainsi de leurs qualités (…) de
redresseur et de surveillant. Je m’appuie là sur un ouvrage récent publié
chez Droz (?) de Pierre Fröhlich : "les
cités grecques et le contrôle des magistrats du 4ème au premier
siècle avant JC" qui présente l’état le plus avancé de la recherche
sur ces modalité de redressement et de surveillance, cet ouvrage ayant en outre
l’avantage considérable de ne pas simplement se fonder sur une étude du cas
athénien, mais d’avoir pris en compte dans son investigation l’ensemble des
matériaux épigraphiques concernant les autres cités grecques, ce qui est très
rarement le cas dans la plupart des travaux sur la Grèce antique qui se
cantonnent le plus souvent à Athènes et en outre, à Athènes de l’âge classique.
Il y a bien des façons d’envisager en Grèce
les modalités de ce contrôle. Dans l’Athènes classique dont parle Aristote,
il y a même plusieurs catégories de magistrats, qui sont tirés au sort, chargés
de contrôler les agents, eux-mêmes tirés au sort ou parfois élus, de l’exécutif.
Sont ainsi distingués les
"redresseurs", (…) les auditeurs de comptes (…), les contrôleurs (…)
ou encore les avocats publics (…).
La plupart des autres cités grecques
connaîtront aussi, jusqu’à la fin de la période hellénistique, des mécanismes
équivalents, qu’il s’agisse de reddition de comptes en fin de mandat ou
de contrôle des magistrats en cours de charge.
Les modalités de ces procédures et la part prise par les citoyens
ordinaires dans leur mise en œuvre ont constitué le meilleur indicateur du
degré de démocratie des différentes cités, et c’est leur affaiblissement,
puis leur disparition, qui marquera de la façon la plus tangible le déclin de
la démocratie.
Cette vision originaire du peuple surveillant permet
également de comprendre pourquoi le mode de sélection des magistrats par
tirage au sort avait pu aussi facilement s’imposer. Si les gouvernants ne sont
que de simples exécutants, soumis à des contrôles aussi stricts que réguliers,
leurs qualités personnelles peuvent en effet être considérées comme des
variables relativement secondaires.
L’existence d’un bon gouvernement ne dépend
pas seulement de leur vertu ou de leur talent : c’est l’efficacité des procédure de surveillance qui doit jouer le rôle moteur.
Il y a ainsi un système qui allie une
légitimation faible par le tirage au sort et un pouvoir fort de surveillance.
Légitimation faible par le tirage au sort et
pouvoir fort de surveillance ont composé à Athènes un dispositif institutionnel
cohérent, de la même façon que dans d’autres cités.
On pourrait paraphraser sur ce point Adam
Smith en disant que ce n’est pas de la bienveillance et de la vertu du
gouvernement que les grecs attendaient la réalisation du bien commun, mais
plutôt de l’intérêt des gouvernants à ne pas être redressés, les sanctions
pouvant être très lourdes, parfois même la mort.
On ne dispose pas d’éléments pour apprécier
comment s’est précisément forgée cette vision liant légitimation faible par le
tirage au sort et pouvoir fort de surveillance, mais il n’est pas déraisonnable
d’estimer que c’est l’expérience historique de l’exposition des régimes
politiques aux phénomènes de corruption qui a progressivement conduit à faire
de la mise à l’épreuve de la responsabilité des gouvernants l’instrument
d’intervention le plus efficace.
Il semble d’ailleurs bien que ce soit
l’opinion d’Aristote : lorsqu’il critique la corruptibilité
des gérontes de Sparte, il impute ainsi essentiellement le phénomène à l’absence
de contrôle de ses magistrats. « il est
notoire, écrit-il ainsi, que ceux qui détiennent collectivement cette charge se
laissent corrompre pas des cadeaux et sacrifient au favoritisme dans bien des
affaires communes. C’est pourquoi, conclut-il, il aurait mieux valu qu’ils ne
soient pas irresponsables, or ils le sont actuellement. »
Dans cette perspective, c’est donc le contrôle citoyen, bien plus que la
simple désignation populaire des dirigeants qui définit la démocratie. Mais cette dualité est progressivement
devenue illisible à nos yeux modernes tant l’élection a fini par
s’imposer comme une sorte d’institution démocratique totale, censée
superposer une technique de sélection des gouvernants, un mode
d’organisation de la confiance entre les citoyens et le pouvoir, en même
temps qu’un système de régulation de l’action publique.
Il est
décisif, à mes yeux, de bien prendre la mesure de ce fait pour réinterpréter l’histoire de la
démocratie et comprendre aussi de cette façon les racines les plus
profondes du malaise contemporain.
Le regard du XVIIIè
sur Athènes n’était pas le nôtre. La centralité de la question des pouvoirs de
surveillance à Athènes restait alors fortement perçue. L’époque, on le sait,
est nourrie par la lecture de Plutarque et les institution
de l’antiquité sont familières pour tous ceux qui fréquentent alors un collège.
La référence aux censeurs romains et aux
éphores de Sparte se trouve ainsi sous toutes les plumes : Montesquieu
fait grand cas de ces "éphoroi" [prononcer éphoroye,
ÉC],
c’est-à-dire étymologiquement de ceux qui regardent, ceux qui observent,
ceux qui surveillent, les pouvoirs en place. Rousseau apprécie aussi
leur rôle et consacre un chapitre entier du "Contrat social" aux
censeurs romains qui étaient chargés de contrôler les comptes publics et qui
jouissaient d’une certaine juridiction propre dans les affaires judiciaires.
Des auteurs très importants de l’époque,
comme Delolme, le
grand historien de la Constitution britannique, ou Filangieri, le grand juriste
italien, soulignent aussi l’importance d’un pouvoir censorial.
L’encyclopédie, de Diderot et d’Alembert,
consacre de son côté des articles informés à ces institutions chargées, selon
son expression, de "contrebalancer les autorités gouvernantes".
Tous ces auteurs appellent à la fois de leurs vœux le développement
d’institutions représentatives et l’instauration de pouvoirs de surveillance
inspirés de ces modèles anciens.
La perspective de la mise en œuvre de
contrepouvoirs de cette nature est alors, il est vrai, libérale autant
que démocratique.
Elle est d’essence libérale car elle conduit à encadrer l’action
des gouvernements suspectés de tendre naturellement au despotisme. C’est ce qui a fait dire à Montesquieu,
je l’ai déjà cité en exprimant l’esprit de l’époque, que : "tout
homme qui a du pouvoir est porté à en abuser, et qu’il va jusqu’à ce qu’il
trouve des limites. Et donc, pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut
que, par la disposition des choses, écrit-il, le pouvoir arrête le
pouvoir."
Si le pouvoir du Monarque est visé, l’auteur
de "L’esprit des lois" se préoccupe aussi de canaliser les
débordements d’un éventuel pouvoir populaire : il se félicite ainsi
que les éphores aient été capables à Sparte de "mortifier,
je le cite, les faiblesses des rois mais aussi celles des grands et celles
du peuple."
Cette approche libérale de la surveillance
se retrouve aussi bien en Angleterre, on la retrouve formulée tout au long du XVIIIè siècle, et un des grands esprits de l’époque, une
des grandes voix républicaines de l’époque, je veux parler de Tranchard et de Thomas Gordon qui
écrivent dans l’Independant Wigg
(?), font de l’exercice de surveillance et d’une censure protectrice la
raison d’être essentielle de la liberté.
Mais cette surveillance est parallèlement
bien appréhendée par d’autres comme étant d’essence franchement démocratique,
conduisant à étendre les modalités de l’intervention populaire. C’est la
conception d’un Rousseau. Mais c’est aussi celle d’un Richard Price qui
en parle avec des accents empruntés au genevois autant qu’à Montesquieu :
voir ses observations sur la nature de la liberté civile de 1776.
"Le sommeil dans un
État, dit-il, est toujours suivi par l’esclavage."
La liberté implique donc
que les citoyens restent éveillés en permanence.
Mais avec ces auteurs, nous en sommes resté à des considérations générales sur l’utilité ou
l’importance de pouvoirs de surveillance.
Cela va être surtout l’adoption d’une
Constitution, celle de Pennsylvanie, en 1776, qui va donner un corps
sensible, qui va donner un visage organisé, à ce pouvoir de surveillance.
Cette Constitution de Pennsylvanie, elle a
joué un rôle intellectuel extrêmement important dans toute l’Europe. Ce texte
avait alors été reconnu, en effet, comme établissant le régime le plus démocratique
de toutes les provinces américaines. Un certain nombre de ses modalités
méritent, à cet égard d’être rappelées : il y a une assemblée unique, il y
a un droit de suffrage qui est accordé à tous ceux qui payaient un impôt, quel
qu’en soit le montant, il y même un système de rotation qui est organisé pour
les membres de la Chambre des Représentants.
On a donc, avec toutes ces mesures, tout un
ensemble de textes qui vont même beaucoup plus loin que ce que définira la
Constitution de Philadelphie, et qui va beaucoup plus loin que ce que
prévoira, en France, la Constitution de 1791.
Mais la disposition la plus singulière, et
la plus remarquée à l’époque, de cette Constitution résidait dans son article
47 : cet article 47 mettait en place un Conseil des Censeurs.
Ce Conseil était composé d’élus populaires, choisis dans les différentes
villes et comtés, et il était chargé de vérifier que les pouvoirs exécutifs
et législatifs remplissaient correctement ou non leurs fonction de gardiens du
peuple.
L’article 47 note : "le Conseil
des censeurs doit être le gardien des intérêts du peuple."
Ce Conseil des Censeurs avait pour caractéristique de délibérer en
public, et il avait autorité pour faire des remontrances au Gouvernement. Il
pouvait engager des poursuites judiciaires, renvoyer les agents jugés fautifs,
recommander l’abrogation de lois qui étaient jugées contraires à la
Constitution.
Il pouvait même décider de convoquer une Convention pour modifier,
voire pour établir une nouvelle Constitution.
Les Américains de l’époque avaient été
abreuvés, comme les Européens, de références à Rome, à Sparte et à Athènes. Les
"Roman antiquities" de Kenneth
étaient alors lues dans l’Amérique du nord-est dans tous les collèges.
Éditorialiste et pamphlétaires, peut-être encore plus volontiers en Amérique
qu’en Europe, étaient alors fiers de signer Cato,
Cassandra ou Spartacus.
Mais ces américains, férus d’antiquité, et peut-être encore plus
que les Européens, étaient, eux, passés à l’acte, avec la
Constitution de Pennsylvanie.
Il faut signaler, en outre, que l’État du
Vermont adoptera peu après un Conseil des Censeurs de même nature.
Avec l’aide de Benjamin Franklin, le duc de La
Rochefoucauld traduira en français le texte de la Constitution dès le début
de 1777.
L’encyclopédie méthodique lui consacrera
immédiatement un très long article.
Brissot rédigera de son côté un ouvrage quasi militant sur le code
pennsylvanien. Ses réflexions sur le code de Pennsylvanie se trouvent dans "la
bibliothèque philosophique du législateur, du politique et du
jurisconsulte" qu’il fait publier à Berlin en 1783. Dans ce texte, qui
a joué un rôle très important dans la prérévolution
française, il approuve chaleureusement la constitution du Conseil des
Censeurs.
Condorcet, Mably (qui consacrera un ouvrage consacré à
l’Amérique), Mirabeau et Turgot prendront de leur côté également la
plume pour en commenter et en discuter longuement la fonction.
La mise en œuvre du principe représentatif
et la perspective d’une institutionnalisation de la surveillance sont alors
bien également célébrés.
Moins de vingt ans plus tard, des projets
d’institutionnalisation d’une telle fonction de surveillance des gouvernants
seront formulés dans les débats constitutionnels français. On trouve ainsi
dès 1791 plusieurs propositions de cette nature élaborées dans les milieux du
Cercle social ou du Club des Cordeliers. Lavicomterie
va ainsi consacrer un long chapitre de son ouvrage programmatique, "Du
peuple et des rois", à exposer l’utilité de la création d’un groupe
de Censeurs.
Dans "La Bouche de fer", Bonneville
suggère de son côté de faire élire dans les départements 12 tribuns du
peuple chargés de surveiller les pouvoirs publics. Il est également
question, dans la même publication, d’un projet d’établissement d’un projet
d’une "Censure nationale".
Rappelons d’ailleurs que le nom de cette
publication influente, "La Bouche de fer", est directement
emprunté à l’ancien exemple vénitien d’une bouche de pierre dans laquelle
les citoyens pouvaient glisser un billet indiquant leurs dénonciations ou leurs
récriminations à l’égard des pouvoirs.
Au printemps 1793, les idées de censorat, ou
d’éphorat, reviennent en force dans la masse des projets constitutionnels qui
sont discutés à la Convention. On y parle d’instaurer une surveillance du
souverain harmoniquement organisée, c’est une proposition de Daunou ; une
adresse des citoyens de la Section de L’Unité à Paris invite à créer un
Tribunal d’Éphores ; on voit de son côté la demande faite par Poultier de mise en place d’un "Orateur du
Peuple", qui serait chargé de "dénoncer les négligences,
écrit-il, les omissions, les infidélités, les intrigues des
gouvernants" ; Prunelle de Lierre appelle à ériger un
Tribunal de cette conscience du peuple ; d’autres appellent de leurs vœux
un Jury national qui ferait face à la représentation et qui aurait pour objet,
c’est une formule de Hérault de Séchelle, de "venger
le citoyen opprimé dans sa personne des vexations du Corps Législatif et du
Conseil Exécutif."
En même temps, pour Hérault de Séchelle,
que serait ainsi mis en place un pouvoir élu et représentatif, serait
parallèlement mise en place une instance chargée de venger le citoyen du mal
que pourrait commettre ce même pouvoir élu.
On parle encore de "troisième pouvoir
régulateur", de Collège d’Éphores, de Tribunal des Censeurs.
Les volumes 63 à 67 des archives
parlementaires, les cinq volumes des archives parlementaires qui sont consacrés
à cette période du début de 1793 et des débats constitutionnels de cette période,
sont remplis de brochures reproduisant des propositions de cette nature.
L’imagination de conventionnels, on le voit,
est particulièrement fertile en la matière : sous des appellations aussi
diverses, et selon des modalités fort variables, il y a une même préoccupation
d’institutionnaliser une fonction de vigilance sociale et comprendre la
souveraineté comme l’articulation dynamique et éventuellement conflictuelle
d’un pouvoir représentatif et d’un pouvoir de surveillance, tous deux ayant une
même origine populaire.
Fait significatif, des projets similaires
seront à nouveau formulés en France, sous la plume de Daunou ou de Cabanis, je
vais y revenir. Et à la même époque, au moment de la formation des fameuses
"Républiques sœurs", on en trouvera encore nettement la place.
Dans la République parthénopéenne qui est,
vous le savez, le nom que la République que les Français avaient mise en place
à Naples et qui aura six mois d’existence, de janvier à juin 1799, cette
question sera au centre du débat constitutionnel interrompu par les combats
militaires. Et le grand juriste napolitain de l’époque, Mario Pagano, qui est
un disciple de Filangieri, proposera lui aussi
l’institution de cette surveillance dans la Constitution.
La France de l’an VIII, on le sait, en
portera la marque, je vais y revenir tout de suite, avec l’institution du
Tribunat. Mais cette institution du Tribunat fera long feu.
Quant aux Constitutions de Pennsylvanie et
du Vermont, elles seront révisées et leur Conseil de Censeurs sera
ultérieurement supprimé.
Si l’on se tourne du côté de la Grande
Bretagne, le débat n’y a même pas été engagé dans ces termes.
Il faut donc à la fois comprendre ces
échecs, en France, aux États-Unis, et cette absence en Grande Bretagne. Comprendre
donc pourquoi l’institutionnalisation des pouvoirs de surveillance s’est
révélée impossible après avoir été si ardemment désirée et même si précisément
préparée.
Commençons par l’expérience
Pennsylvanienne : mis en place en 1776, le Conseil des Censeurs de
Pennsylvanie se réunit pour la première fois en 1783. Il était en effet prévu
qu’il tienne tous les sept ans une très longue session. Mais il n’y aura pas
ensuite d’autres réunions. Une nouvelle Constitution, adoptée peu de temps
après, en 1790, le supprimant.
Comment comprendre cette suppression du
Conseil des Censeurs en Pennsylvanie ?
Il y a certes des motifs que l’on pourrait
qualifier de directement politiques à cet effacement : les sentiments
révolutionnaires de la période de l’indépendance étaient en effet largement
émoussés. Lors du processus de ratification de la Convention fédérale, à
l’hiver 1787-1788, la Convention rassemblée dans l’État de Pennsylvanie avait
d’ailleurs rallié le point de vue des fédéralistes modérés. Poursuivant ce
mouvement, le monocamérisme avait, lui aussi, été supprimé en Pennsylvanie,
suspecté, ce monocamérisme de n’opposer aucune digue à l’irruption
d’éventuelles passions populaires.
L’abolition du Conseil des Censeurs va donc
s’inscrire dans un contexte politique de réaction, qui va être dominé
par l’expression d’un libéralisme prudentiel.
Mais on ne peut pas, me semble-t-il, en
rester à ce constat : il y a également une raison d’ordre proprement
institutionnel à ce retrait du projet du Conseil des Censeurs en Pennsylvanie.
Le rôle imparti au Conseil, faire exister un contrepouvoir de type
fonctionnel, avait en effet été paralysé par de nombreux conflits internes
entre radicaux et modérés.
Or, le propre d’une instance de
surveillance, telle qu’elle était prévue par la Constitution de Pennsylvanie, le
propre de cette instance et son efficacité, présuppose une certaine unité de
l’institution, présuppose que l’institution puisse justement exister comme
pleine institution.
Mais dès lors que le Conseil des Censeurs
s’était lui-même transformé en une arène politique, traversée par les mêmes
conflits que ceux qui existaient dans la Chambre des Représentants, dès
lors qu’il était traversé par les mêmes conflits, sa mission devenait
illisible et, effectivement, impossible.
D’où le sentiment majoritaire en Pennsylvanie, au-delà même du
contexte politique immédiat, qu’il était finalement plus simple, pour
surveiller le pouvoir, de faire confiance au jeu direct des rapports opposition
majorité, plutôt que d’assurer cette tâche de surveillance par des
institutions spécialisées… Que c’est donc à l’intérieur même du jeu
politique que se trouveraient les ressources, d’une part. Et d’autre part, que
les ressources de surveillance pouvaient se trouver avec le fonctionnement
d’une balance interne des pouvoirs, et pour cela, on va mettre en place dans la
Pennsylvanie de cette période, un bicamérisme. C’est la raison pour laquelle
aussi on va faire confiance davantage au rôle d’une Cour Constitutionnelle.
Mais, du même coup, une certaine dimension
démocratique était évacuée et l’histoire de cet échec est pour cela
exemplaire, me semble-t-il. Il montre, en effet, de façon extrêmement précise
que l’idée de la surveillance ne peut pas se
confondre avec l’idée d’opposition, que la surveillance est un mécanisme
civique et civil, pourrait-on dire, mais qu’elle n’a pas simplement son
moteur dans la division politique. Elle doit avoir un fondement directement
fonctionnel.
L’examen d’un autre cas, celui du Tribunat
français de 1800, permet de prolonger et de confirmer l’analyse. La
Constitution de l’an VIII, on le sait, reposait sur une architecture
extrêmement complexe, architecture qui tenait à la fois, pourrait-on dire, à
l’imagination de Sieyès et aux impatiences de Bonaparte.
Pour Sieyès, elle était la façon de mettre
enfin en ordre l’ensemble des réflexions qui avaient été les siennes depuis
l’an II. Cette Constitution prévoyait trois assemblées : un Sénat, un
Corps Législatif et un Tribunat.
Le Sénat avait pour fonction principale
d’assurer le contrôle de la constitutionnalité de lois.
Le Corps Législatif, quant à lui, votait et
les lois et le budget. Mais il ne délibérait pas et il n’avait pas le droit
d’amendement. C’était, selon une formule célèbre de l’époque, "un
simple corps de muets qui exerçait en fait un simple pouvoir de jugement".
Bonaparte avait, en effet, marqué sur ce
point le texte de son empreinte en donnant au Gouvernement un pouvoir très
large. L’initiative des projets de lois revenant, par exemple, entièrement au
Gouvernement.
Le Tribunat, quant à lui, remplissait
une fonction très particulière : il était d’abord chargé de discuter les
projets de lois. Il y avait là la trace, pourrait-on dire, de la vieille idée
de Condorcet qui avait aussi séduit Sieyès, de distinguer
assemblée d’élection et assemblée de délibération ;
que les deux fonctions, décision et délibération, ne soient pas simplement
séparées dans le temps, mais soient fonctionnellement et institutionnellement
distinguées.
Mais le Tribunat avait une autre
fonction que de discuter les projets de loi : il avait le droit
d’émettre des vœux sur les initiatives à prendre.
Il pouvait en outre se prononcer sur les
abus à corriger et les améliorations à entreprendre dans toutes les parties
de l’administration publique.
Il avait également à traiter des pétitions
et il pouvait encore dénoncer les Ministres auprès du Corps Législatif,
le Corps Législatif étant, dans ce cas, chargé de voter leur mise en accusation
devant une Haute Cour.
Il avait enfin pour fonction, ce Tribunat,
de discuter les cas où la Constitution pouvait être suspendue.
L’institution, on le voit, reprenait ainsi,
même si c’est en les édulcorant et en s’en démarquant, un certain nombre
d’idées émises en 1791 et 1793 sur l’organisation d’un pouvoir de surveillance.
On a d’ailleurs, dans les archives, dans les
manuscrits de Sieyès, la trace très nette et très ferme de cette intention.
Mais on a aussi, puisque j’ai fait référence à la seconde influence à la base
de la rédaction de cette Constitution, celle de Bonaparte, tout un ensemble de
lettres extrêmement intéressantes de cette période de préparation
constitutionnelle, envoyées par Bonaparte ; notamment une lettre
fondamentale que Bonaparte envoie à Talleyrand le 21 septembre 1797 et dans
laquelle il parle de l’utilité d’une "magistrature de
surveillance". On notera, dans cette lettre fondamentale, que
Bonaparte notait juste avant de signer que Talleyrand devrait montrer cette
lettre à Sieyès pour que Sieyès réfléchisse aux propositions qui y étaient
faites.
Donc, même l’histoire méticuleuse et
technique de la préparation de cette mise en place du Tribunat montre bien que
l’esprit dans lequel il a été constitué était un esprit très largement hérité
des dispositifs qui avaient été imaginés dans la période précédente.
La dénomination de "Tribunat"
faisait d’ailleurs elle-même directement écho à ces projets antérieurs inspirés
par le monde antique, et notamment à l’institution particulièrement distinguée
par Rousseau dans "Le contrat social".
Elle avcait aussi,
pour l’époque, une connotation démocratique en renvoyant à l’image de ces
Tribuns du Peuple dont le rôle avait été si souvent exalté depuis 1789.
"Le Tribun du Peuple", c’est d’ailleurs le titre qu’avaient pris
successivement les journaux prestigieux et novateurs de Bonneville et de
Babeuf.
Mais, là encore, l’expérience avorte.
Pourquoi l’expérience du Tribunat français a-t-elle avorté ?
Il y a, là encore, des motifs politiques et
historiques évidents. L’avènement du premier Empire et, dès l’an X,
l’instauration du Consulat à vie, qui modifiait donc complètement la notion
même de Constitution telle qu’elle avait été prévue.
Mais l’échec du Tribunat est déjà lisible
bien avant l’an X : il est déjà, pourrait-on dire, consacré avant même de
succomber aux appétits du Premier Consul. L’échec du tribunat s’explique en
effet, d’abord, par la difficulté de l’institution à trouver son assise et son
bon registre de fonctionnement. Les interrogations et les débats qui ont été
suscités dès la tenue de la première session du Tribunat permettent de prendre
la mesure de la question :
La Constitution était à peine votée, et on
sait que Bonaparte avait tenu à ce qu’un plébiscite soit organisé, que le Général Consul avait résolu de museler
l’assemblée : il avait tout de suite redouté qu’elle ne se transforme
mécaniquement en une sorte de foyer d’opposition organisée.
Et le premier projet de loi qu’il fera
porter devant le Tribunat propose ainsi, immédiatement après son installation,
pourrait-on dire, une réforme de la formation de la loi qui revenait à encadrer
de façon si contraignante les termes et les délais de la délibération qu’il
mentionnait expressément que l’assemblée était censée avoir donné son
consentement même si elle ne s’était pas exprimée car elle était censée le
faire au jour indiqué par le Gouvernement. C’était la proposition de loi
de Bonaparte : l’assemblée doit se prononcer au jour indiqué par le
Gouvernement, c’est-à-dire généralement l’après-midi pour le lendemain matin.
C’était rendre, de fait, le Gouvernement
maître de réduire le débat à une simple lecture, annulant matériellement tout
véritable examen.
Mais ce coup de force initial, pourrait-on
dire, de Bonaparte a été l’occasion d’une réflexion extrêmement intéressante
sur la nature de l’institution : articles et discours se sont multipliés
alors pour en discuter l’esprit et le fonctionnement.
La question décisive soulevée par Bonaparte était celle du
rapport entre sa fonction de surveillance et l’idée d’opposition. Nous
voyons que nous retrouvons la question qui était déjà celle du Conseil des
Censeurs en Pennsylvanie. Bonaparte accusait l’institution, en effet, de tendre
à être un foyer d’opposition beaucoup plus qu’une institution autonome de
surveillance.
Roederer, l’ancien constituant, un de ceux qui avaient vivement
approuvé le coup d’État du 18 brumaire, défendra l’assemblée dans un vigoureux
article qu’il publie dans son "Journal de Paris" : "sait-on
bien, écrit Roederer, ce qu’est le Tribunat ? Est-il vrai que c’est
l’opposition organisée ? Est-il vrai qu’un tribun soit condamné toujours à
s’opposer sans raison et sans mesure au Gouvernement ? Est-il vrai qu’un
tribun soit condamné à s’attaquer à tout ce que fait et à tout ce que propose
ce Gouvernement ? À déclamer contre lui quand il approuve le plus sa
conduite et à le calomnier quand il n’a que du bien à en dire ?"
Et Roederer poursuit : "Si c’était là ce qu’est le tribun, ce
serait le plus vil et le plus odieux des métiers. Pour moi, j’en ai une plus
noble et une plus haute idée : je regarde, dit-il, le Tribunat
comme une assemblée d’hommes d’État chargés de contrôler, de réviser,
d’épurer, de perfectionner l’ouvrage du Conseil d’État et de concourir avec lui
au bonheur public. Un vrai Conseiller d’État, écrit Roederer, est un
tribun placé près de l’autorité suprême. Le vrai tribun est un Conseiller
d’État placé au milieu du peuple."
Pour Roederer, les choses étaient donc
claires : l’exercice fonctionnel d’une activité de surveillance ne
pouvait pas être assimilé à la manifestation de nature plus politique
d’une opposition organisée au pouvoir. Les deux étaient franchement dissociés.
Et si Roederer pose la distinction, il ne
la construit pas.
Benjamin Constant, qui est membre de cette première
assemblée, de ce Tribunat, va aussi intervenir dans le débat : il va
prononcer devant le Tribunat un important discours sur ce thème. Ces discours
au Tribunat de Benjamin Constant viennent d’être édités dans "les œuvres
complètes" qui sont publiées par Max Nimeyeur Werlag (?) en Allemagne. L’ensemble de ce recueil constitue
un ensemble de textes qui étaient jusqu’à maintenant là peu connus, disponibles
simplement par la lecture dans Le Moniteur Universel, et qui enrichissent
considérablement la compréhension de l’œuvre de Benjamin Constant, que ce soit
en termes constitutionnels ou même en termes économiques.
Il participe à de très nombreuses
discussions d’économie politique au Tribunat et qu’il y a là une contribution
de premier plan à la compréhension d’un Benjamin Constant, pourrait-on dire,
doublement libéral : politiquement et économiquement.
Benjamin Constant, sans ce premier grand
discours au Tribunat, se défend, lui aussi, de considérer le Tribunat comme un corps
d’opposition permanente. Il reconnaît que si le Tribunat était un corps
d’opposition, cela reviendrait à le priver de son crédit et de son influence.
Mais il est frappant de constater que le
jeune publiciste, qui commence alors à se faire un nom à la mesure de
l’hostilité que lui voue rapidement le Premier Consul, échoue, comme Roederer,
à élaborer intellectuellement la différence entre opposition politique
et contrôle constitutionnel qui est sous-jacente à la fonction même du
Tribunat.
Benjamin Constant multiplie ainsi dans son
intervention les dénégations, il multiplie les précautions : "l’opposition
est sans force alors qu’elle est sans discernement" dit-il. "Le
Tribunat, insiste-t-il par ailleurs, n’est point une assemblée de
rhéteurs, il n’a pas pour occupation une occupation de tribune." Et
Benjamin Constant repousse vivement l’idée d’une opposition perpétuelle et sans
distinction d’objet.
Mais lui aussi peine à définir positivement
les ressorts de cette fonction : il se contente d’en appeler, en des
termes platement moraux, à la ténacité courageuse ou à sa nécessaire
indépendance.
Le problème vient du fait que Constant est
incapable d’inscrire la notion de pouvoir de contrôle dans une architecture
démocratique.
Or, me semble-t-il, ce n’est que dans une perspective de cette
nature qu’un tel pouvoir peut être pensé : en étant inscrit dans la visée
d’une double souveraineté du peuple.
Il y donc là, chez Constant, un point
aveugle : il ne distingue pas entre les potentialités démocratiques
du Tribunat : accroître le pouvoir social en réduisant l’entropie
représentative, et son usage libéral : préserver des errements du
Gouvernement. Il n’est donc pas surprenant que le complice de madame de Staël
ait ultérieurement abandonné la référence à cette institution qui était marquée
par une indétermination de cette nature.
Benjamin Constant se fera ensuite, beaucoup
plus restrictivement, le théoricien d’un pouvoir neutre à la fonction
clairement et exclusivement libérale. Ce pouvoir neutre, encore qualifié par
lui de troisième pouvoir entre le législatif et l’exécutif, ou qualifié
de pouvoir préservateur, présentera, de fait, pour l’essentiel, les
seuls attributs d’une Cour Constitutionnelle.
Cette incapacité de Constant à théoriser
démocratiquement ce pouvoir aura pour pendant les attaques, elles théoriques,
de Bonaparte. Bonaparte dira rapidement : "à quoi sert un corps de
cent membres pour sonner le tocsin quand le Gouvernement a été élu ?"
Il ira jusqu’à dire : "conçoit-on une opposition du Peuple
souverain contre lui-même ? Conçoit-on des tribuns là où il n’y a pas de
patriciens ? Donc, la fonction de surveillance, dit Bonaparte, n’est
pas utile, dès lors que le régime est véritablement démocratique. La fonction
de surveillance n’est pas utile dès lors qu’il y a une unité du
Gouvernement fondé sur l’élection."
Si une page décisive est tournée en France
avec l’échec du Tribunat à faire vivre un pouvoir de surveillance, l’idée
est cependant loin d’être abandonnée : elle va être reprise avec
insistance dans les milieux républicains radicaux des années 1830.
La Société des Droits de l’Homme et du
Citoyen souligne ainsi, dans l’exposé de ses principes, que le plein
exercice de la souveraineté du peuple requiert la mise en place d’un Conseil
permanent d’enquête et d’amélioration qui aurait notamment pour fonction la
révision des institutions publiques.
La Tribune des Départements, le
journal montagnard de l’époque qui se réclame de l’héritage de Robespierre,
fait une suggestion analogue.
Des figures importantes du socialisme
naissant, comme Buchez ou comme Charles Teste, conçoivent aussi un organe de
contrôle et de proposition distinct des assemblées représentatives.
Dans son programme démocratique de 1840,
Charles François Chevais (?), un socialiste chrétien, disons, pour faire vite,
va détailler longuement les tâches qui pourraient être dévolues sur cette base
à un Comité de perfectionnement et d’enquête qui, lui aussi, aurait une
fonction de surveillance permanente.
On trouvera encore, en 1848, la trace de projets d’une inspiration
voisine. Le socialiste Pierre Leroux suggère par exemple,
d’institutionnaliser un Jury National de 300 citoyens, tirés au sort
dans les départements, qui auraient pour rôle de surveiller en permanence
et de juger la représentation nationale, complétant sur un mode
spécifique les fonctions dévolues à la presse pour la surveillance, et
aux élections pour le jugement de l’action du pouvoir.
Un important publiciste républicain de l’époque, Billiard (?), propose de son côté l’organisation de ce
qu’il appelle une Inspection, élue au suffrage universel, inspection qui
aurait pour fonction d’avoir "les yeux ouverts sur tout ce qui se fait
et de veiller à ce que tout se fasse".
Le but est, là encore, chez Billiard, de permettre l’exercice d’une surveillance
continuelle, surveillance jugée indispensable au régime républicain.
Dans son ouvrage très important, "De
l’organisation de la République", qui est publié en 1848, il va ainsi
rapprocher cette idée d’inspection de celle de Ministère Public. Le
Ministère Public, on le sait, c’est le corps des magistrats qui est chargé de
représenter l’État et les intérêts généraux de la société. Et bien
l’Inspection, cette Inspection générale, tirée au sort, serait, de la
même façon, chargée de représenter les intérêts généraux de la société, face
à la représentation élue.
Ces divers projets montrent que la réflexion
sur l’institutionnalisation d’une forme de pouvoir de surveillance est toujours
présente en France dans la première moitié du XIXème siècle, mais
aucune ne sera vraiment sérieusement prise en compte au moment décisif de la
rédaction et du vote de la Constitution de 1848.
Monisme jacobin et prudence libérale ou
conservatrice se sont ainsi, de fait, alliés à partir de 1848 pour repousser
les perspectives d’une surveillance activement démocratique. »
Vous
pouvez réagir à ce texte ici : http://etienne.chouard.free.fr/Europe/forum/index.php?2006/04/26/34-evolution-necessaire-de-notre-democratie-importance-cardinale-des-pouvoirs-de-surveillance
Je trouve cet historien passionnant. Je suis en train
de lire « le sacre
du citoyen » (Folio Histoire), mais il a aussi écrit un
autre livre au titre alléchant, « la démocratie inachevée » (NRF,
Gallimard), que je vais commander et dont je vous parlerai bientôt (voir
ici un résumé).