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Réponse de Jean-Jacques Chavigné
à quelques arguments

du Professeur Bastien François

 

(Professeur de science politique et de droit constitutionnel

à l’Université Paris I)

 

 

 1-  « Ce qui fait l’essentiel de cette Constitution et son originalité, ce sont les deux premières parties, de quelques pages seulement. […] Ce sont ces deux parties que les citoyens devraient lire en priorité, car les reste n’est qu’une compilation réaménagée et clarifiée des traités actuels »

 

Le fascicule envoyé à chaque électeur parvient à faire tenir en 189 pages, mais avec de forts petits caractères,  le texte du projet de Constitution européenne.

La Constitution française comporte 15 fois moins de mots que la Constitution européenne. Cela signifie que dans la même pagination que la Constitution européenne, la Constitution français tiendrait en moins de 13 pages.

 

Le rôle d’une Constitution consiste à organiser le fonctionnement des pouvoirs publics et à énoncer les valeurs communes d’un peuple. Elle doit donc pouvoir être lue et comprise pour tous les citoyens. C’est pour cela que la Constitution française tient en 13 pages et celle des Etats-Unis en 5 pages.

 

Ce droit élémentaire est foulé aux pieds par la Constitution européenne : 189 pages au lieu de 13 ou de 5 pages !

 

 

Très peu d’électeurs auront donc la possibilité de lire un tel texte. C’est un déni de démocratie qui justifierait, à lui seul, de voter « non » au référendum.

 

Quant aux électeurs qui voudraient quand même prendre le temps de lire l’intégralité du texte, le Professeur Bastien François leur suggère de ne pas perdre leur temps mais de lire « en priorité » les deux premières parties.

 

Du point de vue de la démocratie, cette incitation à se contenter de la lecture des parties I, et II de la Constitution est doublement erronée.

 

D’abord parce qu’une synthèse (c’est ainsi que le Professeur Bastien François qualifie la partie III de la Constitution) n’est jamais neutre.

 

La synthèse opérée par le projet de Constitution « clarifie » certes les précédents traités mais dans un sens libéral. L’Union européenne qui favorisait l’intégration économique et sociale jusqu’au milieu des années 1980 a, après l’adoption de  l’Acte Unique européen et l’instauration de la libre circulation des capitaux, pris un tour de plus en plus libéral.  Ce sont ces 20 dernières années qui l’emportent largement dans la « synthèse » réalisée par la Constitution.

C’est ainsi, par exemple, que la Constitution ne reprend pas le préambule du traité de Rome, conservé par le traité de Nice, qui assignait « pour but essentiel » à la construction européenne « l’amélioration constante des conditions de vie et d’emploi des peuples ». Ce but essentiel a disparu du projet de constitution. Pourquoi ?

 

Enfin, parce que, contrairement à ce qu’affirme le Professeur Bastien François, la Constitution ne peut être comprise que dans son ensemble.

 

Les parties I et II que le Professeur Bastien François nous conseille de lire « en priorité » ne peuvent être comprises qu’en référence aux parties III et aux déclarations annexées.

 

La Constitution reconnaît d’ailleurs clairement cette nécessité pour sa partie II la « Charte des droits fondamentaux ». On ne peut donc qu’être qu’étonné du silence du Professeur Bastien François à ce propos.

L’article II-112, en effet, est sans ambiguïté : « Les droits reconnus par la présente Charte qui font l’objet de dispositions dans d’autres parties de la Constitution s’exercent dans les conditions et limites y définies ». Ce qui signifie que pour connaître les conditions d’exercice et les limites des droits inscrits dans la Charte, il faut donc bien se référer aux autres parties de la Constitution et notamment à  la partie III.

 

La lecture des annexes est tout aussi indispensable si l’on veut comprendre la portée réelle des droits figurant dans la Charte. C’est ce que précise le Préambule de la Partie II : « La Charte sera interprétée par les juridictions de l’Union et des Etats-membres en prenant dûment en considération les explications établies sous l’autorité du praesidium de la Convention qui a élaboré la Charte… » Ces explications figurent dans les déclarations finales.

 

Prenons un exemple (parmi cent) : celui de ce que les partisans du « oui » appelle le « droit à la sécurité sociale ».

Ce droit est énoncé dans la partie II à l’article II-94-1 : « L’Union reconnaît et respecte le droit d’accès aux prestations de sécurité sociale et aux services sociaux assurant une protection dans des cas tels que la maternité, la maladie, les accidents du travail, la dépendance ou la vieillesse, ainsi qu’en cas de perte d’emploi ».

Parfait se dit le lecteur, le droit à la sécurité sociale est donc garanti par la Constitution : si ce droit n’existe pas dans un Etat-membre, cet Etat aura l’obligation de l’instaurer.

En fait, s’il s’arrête-là le lecteur-électeur n’aura rien compris au sens de cet article.

Pour comprendre vraiment le sens de cet article, il lui faudra encore lire la partie III et les déclarations annexées à la Constitution.

L’article III-209 énonce les limites (comme le prévoit l’article II-112) à apporter à l’article II-94 en précisant que la protection sociale devra tenir compte « de la nécessité de maintenir la compétitivité de l’Union ».

Cet article justifie donc au nom de la « compétitivité » toutes les contre-réformes des régimes de sécurité sociale menées aujourd’hui en Europe. Ces contre-réformes libérales ont toutes les mêmes objectifs : abaisser le « coût du travail », diminuer les impôts des nantis et permettre aux sociétés d’assurance privées de se tailler la part du lion dans le « marché » de l’assurance maladie.

La déclaration n° 34 donne le coup de grâce à l’interprétation hâtive de notre lecteur-électeur : « La référence à des services sociaux vise le cas dans lesquels de tels services ont été instaurés pour assurer certaines prestations, mais n’implique aucunement que de tels services doivent être créés quand ils n’existent pas ».

L’article II-94 ne fonde donc aucun droit à la sécurité sociale, il ne fonde qu’un « droit d’accès » à des prestations sociales. Il n’oblige pas à instaurer ces prestations sociales. Si ces prestations ne sont pas prévues par la législation d’un Etat-membre, ce « droit d’accès » sera un droit d’accès à rien. Le citoyen de cet Etat-membre se retrouverait dans la situation de l’heureux possesseur d’une carte d’accès aux transports ferroviaires dans un pays sans chemins de fer.

Ce prétendu « droit » n’est donc que poudre aux yeux. Mais pour le comprendre, il aura fallu que notre lecteur lise non seulement la partie III mais aussi les annexes de la Constitution.

On comprend peut-être mieux pourquoi le Professeur Bastien François considère que la lecture de la partie III et des annexes n’est pas une « priorité ».

 

Ce qui explique la longueur de la Constitution, contrairement aux affirmations du Professeur Bastien François, ce n’est pas l’histoire de l’Europe, ses 25 pays et ses 450 millions d’habitants mais la volonté d’intégrer à une Constitution des politiques qui n’on rien à y faire.

 

Pour s’en convaincre, il suffit de se reporter aux pages 161 et 162 du fascicule envoyé à chaque électeur.

Ces deux pages constituent un hallucinant inventaire où l’on apprend que l’article III-226 de la Constitution concerne : « Les animaux vivants, les viandes et abats comestibles,  les poissons crustacés et mollusques, le lait et produits de la laiterie, œufs d’oiseaux, miel naturel, boyaux, vessies et estomacs d’animaux, entiers ou en morceaux, autres que ceux du poisson, produits d’origine animale, non dénommés ni compris ailleurs, animaux morts des chapitre 1 et 3, impropres à la consommation humaine… » L’énumération continue ainsi sur plus d’une page, en petits caractères.

Qu’est-ce que cet inventaire à la Prévert (la poésie en moins) peut bien avoir à faire dans une Constitution ? Une telle énumération aurait sa place dans une loi, voire un règlement mais n’a strictement rien à faire dans une Constitution. C’est cette confusion perpétuelle entre Constitution, loi et règlement qui explique la longueur de la Constitution, pas les 450 millions d’Européens.

 

La Constitution européenne ne se contente pas de fixer les règles du jeu, comme devrait se limiter à le faire toute Constitution mais elle décide des cartes qui seront distribuées avec la partie III et les annexes.

Et ce ne sont pas n’importe quelles cartes : une paire de six pour le salariat, un carré d’as pour le patronat.

La Constitution grave ainsi dans le marbre 20 ans de politiques libérales européennes.

C’est comme si la loi Fillon sur les retraites, la loi Douste-Blazy sur l’assurance maladie, la loi Dutreil qui va multiplier les faux « travailleurs indépendants », la loi Larcher qui obligera à travailler plus pour gagner moins, la loi Borloo qui rend les chômeurs responsable de leur situation et organise leur traque… étaient intégrées à la Constitution française.

Ces lois seraient alors sanctuarisées, impossibles à modifier par une simple loi. Une majorité parlementaire de gauche ne pourrait plus, dans ces conditions, mener une politique de gauche.

 

 

2.  La Constitution codifie « de très nombreuses contraintes sociales » 

 

L’article I-3 fixe un certain nombre d’objectifs qui peuvent apparaître comme des progrès : développement durable, croissance équilibrée, plein emploi, économie sociale de marché…

 

Mais ces objectifs sont immédiatement, dans le même article, vidés d’une bonne partie de leur sens par d’autres objectifs totalement contradictoires avec les premiers : stabilité des prix, économie hautement compétitive, marché intérieur où la concurrence est libre et non faussée.

 

En réalité, les objectifs progressistes de la partie I font de la figuration dans la « vitrine » de la Constitution.

 

Ils jouent à peu près le même rôle que les discours sur les droits de l’Homme de Chirac quand il va faire du commerce en Chine. Les choses sérieuses pour Chirac, c’est le commerce. Pour la Constitution, les choses sérieuses c’est la partie III. Il ne s’agit plus alors de déclarations d’intentions sans effets pratiques mais de politiques concrètes. Or, dès qu’il est question de politiques concrètes, les objectifs progressistes de la partie I disparaissent comme par enchantement.

 

Il n’est plus alors question de plein emploi, mais de haut niveau d’emploi.

Ce qui est tout à fait différent : le plein emploi signifie que le chômage a disparu. Un haut niveau d’emploi est parfaitement compatible avec un niveau important de chômage (si nécessaire au patronat pour faire pression sur les salaires et la durée du travail). Il suffit pour cela d’augmenter le nombre de salariés de moins de 16 ans ou de plus de 60 ans au travail. Ce sont d’ailleurs les objectifs que se fixent les « lignes directrices de l’emploi » initiées par le Sommet de Lisbonne et prises comme référence dans l’article III-208 de la Constitution. Il est remarquable, de ce point de vue, que la section 1 du chapitre III, intitulée « Emploi » parvienne à ne pas utiliser une seule fois le mot « chômage » ! C’est pourtant ce chapitre qui contient les articles III-203 à III-208 que le Professeur Bastien François nous cite comme des exemples d’avancée sociale !

 

Le terme d’ « économie sociale de marché » comme les autres objectifs progressistes ne sont plus jamais cités ou passent au second plan.

 

Ce sont les autres objectifs, les objectifs libéraux qui sont cités des dizaines de fois (stabilité des prix, concurrence libre et non faussée, marché, compétitivité) et qui structurent la partie III.

 

La Charte des droits fondamentaux omet de nombreux droits qui figurent pourtant dans les constitutions de 12 Etats-membres.

 

Ces droits « oubliés » sont aussi importants que le droit à un revenu minimum, celui à un pension de retraites, le droit aux allocations chômage, à un logement décent, doit à apprendre tout au long de sa vie, droit à l’égalité devant la santé ou l’éducation, le droit au divorce, le droit à l’avortement et à la contraception…

 

Les droits sociaux contenus dans la Charte des droits fondamentaux ne sont que des droits virtuels, sans aucune force contraignante.

 

Le « droit de travailler » de l’article II-75 n’a rien à voir avec le « droit au travail ».

 Le « droit au travail implique une assurance chômage, un revenu de remplacement pour celui qui est privé d’emploi. Le « droit de travailler » n’a strictement aucune implication pratique.

 

Le « droit d’accès à la prévention en matière de santé » prévu par l’article II-96 n’a rien à voir avec un « droit à la prévention en matière de santé ».

Le « droit à la prévention » impliquerait l’existence ou la création de services chargés d’assurer cette prévention. Le « droit d’accès » prévu par la Constitution n’a pas du tout la même portée. Il n’implique pas l’existence ou la création de services de prévention. Si ces services n’existent pas, le droit d’accès ne sera d’aucune utilité, il restera un droit virtuel.

 

Le « droit à une aide au logement » énoncé dans le même article à l’alinéa 3 n’a rien à voir avec le « droit au logement ».

Le « droit au logement » implique que chacun puisse disposer d’un logement décent et oblige donc les Etats à mener une politique de construction de logements sociaux. Le « droit à une aide au logement » signifie que l’obligation des pouvoirs publics se limitent à l’attribution d’une aide d’un montant indéfini, que rien n’empêche d’être dérisoire et qui de toute façon augmentera d’autant (comme pour l’APL) le montant des loyers…

 

De façon plus générale, la « Charte des droits fondamentaux » (la Partie II de la Constitution)  n’oblige ni l’Union européenne, ni les Etats-membres à mettre en pratique les droits sociaux énoncés dans cette charte.

L’article II-112 alinéa 5 l’indique sans ambiguïté : « Les dispositions de la présente Charte qui contiennent des principes PEUVENT être mises en œuvre par des actes législatifs  et exécutifs pris par les institutions, organes et organismes de l’Union et par des actes des Etats-membres… »  

Cette reconnaissance d’un droit uniquement quand il existe déjà dans la législation de l’Union ou d’un Etat-membre est  également le lot de tout ce que les partisans du « oui » nous présentent comme une avancée sociale de la Constitution : le droit à l’information des travailleurs, la protection en cas de licenciement injustifié, la Sécurité sociale et l’aide sociale, l’accès aux services d’intérêt économique général…

 

Rien d’étonnant donc à ce que le Medef et son homologue européen, l’Unice, approuvent chaleureusement cette Constitution.

 

Comment, dans ces conditions, le Professeur Bastien François peut-il avoir l’aplomb d’affirmer que la Constitution « codifie de très nombreuses contraintes sociales […] qui s’imposent dorénavant » ?

 

Le Professeur Bastien François cite également comme exemple d’avancées sociales les articles III-203 à 2224.

Il considère donc l’article 210 alinéa 2 qui interdit à l’Union d’harmoniser les « dispositions législatives et réglementaires des Etats-membres » comme une avancée sociale.

C’est pourtant une avancée sociale bien étrange puisqu’elle interdit d’instaurer progressivement un Smic européen de haut niveau afin d’empêcher la concurrence par les bas salaires.

Elle interdit également, cette avancée sociale, tout alignement vers le haut des régimes de protections sociale européens ou une réduction harmonisée du temps de travail pour faire reculer le chômage dans toute l’Union européenne…

Cette « avancée sociale » signifie, en réalité, le « dumping social » dans toute l’Union européenne.

 

 

3. « La Constitution sera plus facile à réviser que les traités de Nice ou de Maastricht et en particulier pour la partie III grâce à une procédure de révision simplifiée… »

 

Cette affirmation est totalement erronée. Elle ne tient compte ni du texte, ni du contexte.

 

Le texte est pourtant sans équivoque.

 

Certes, le Parlement pourra proposer, mais ce n’est pas lui qui décidera…

 

La procédure de « révision simplifiée » concerne uniquement la Partie III du projet de Constitution (les politiques de l’Union).

 

La simplification serait double. D’abord, le Conseil pourrait statuer à la majorité qualifiée dans un domaine où il devrait, en principe, statuer à l’unanimité. Ensuite, la modification serait considérée comme entérinée si aucun Parlement national ne s’y opposait dans un délai de  six mois.

 

Mais, c’est à l’unanimité (!) que le Conseil devrait décider de statuer à la majorité qualifiée. L’unanimité sortirait par la porte mais rentrerait donc aussitôt par la fenêtre.

Et surtout, lorsqu’il s’agirait du Titre III de la Partie III cette modification ne pourrait entrer en vigueur qu’après « son approbation par les Etats membres conformément à leurs règles constitutionnelles respectives ».

Ce qui signifierait que nous nous retrouverions alors dans le cas de la procédure ordinaire et de la nécessité d’obtenir une ratification unanime des Etats-membres. Cette ratification se ferait soit par un vote du Parlement, soit par un référendum, en fonction des procédures propres à chaque pays de l’Union.

 

Lorsqu’il s’agirait du Titre III de la Partie III, la révision de la Constitution serait donc aussi contraignante que la procédure ordinaire.

Or, les politiques et actions internes définies au Titre III sont essentielles à tout projet de rupture avec le libéralisme. Elles concernent, en effet, (excusez du peu !) : le marché intérieur, la politique économique et monétaire, les règles de la concurrence, l’emploi, la politique sociale, l’environnement, les transports, la fiscalité, l’énergie, l’agriculture et la pêche, la santé publique, l’industrie, la culture, l’éducation, la formation professionnelle…

 

Comment le Professeur Bastien François a-t-il pu oublier ce « détail » ?

Comment peut-il se permettre d’affirmer que grâce à cette procédure simplifiée, « on pourrait, par exemple, envisager d’avoir une fiscalité européenne, votée à la majorité… » ? La section 6 « Dispositions fiscales » est, en effet,  partie intégrante de ce titre III de la Partie III pour lequel la procédure de révision exige, comme pour la procédure de révision ordinaire, la double unanimité du Conseil et des Etats.

 

Le contexte n’est pas non plus très difficile à apprécier.

 

Comment ne pas comprendre, tout d’abord, qu’une unanimité à 25 et bientôt 27, avec des économies extrêmement hétérogènes,  sera plus difficile à obtenir qu’à unanimité à 12 ou à 15 avec des économies beaucoup plus homogènes ?

 

Comment ne pas comprendre, ensuite que si l’Acte unique, les traités de Maastricht, d’Amsterdam et Nice ont été adoptés à l’unanimité, c’est parce que les Sociaux-démocrates ont apporté leur soutien sans faille aux Libéraux ? Un soutien à la construction de l’Europe des capitaux, de la monnaie unique, de la « concurrence libre et non faussée ».

Mais comment ne pas comprendre aussi que les Libéraux ne renverront pas l’ascenseur ?  Jamais ils ne soutiendront (à l’unanimité !) une réelle avancée de l’Europe politique ou de l’Europe sociale. Espérer le contraire serait faire preuve d’un total irréalisme.

 

 

 

4-  « Les pouvoirs du Parlement européen ont été considérablement augmentés par le Traité instituant une Constitution Européenne »  -  « Le conseil des ministre n’est pas responsable devant le parlement » c’est vrai mais c’est « normal »

 

Les institutions de l’Union européenne sont des institutions en trompe-l’œil.

 

La politique est de plus en plus vidée de son sens en France : près de 80 % de nos actes législatifs trouvent leur origine dans les actes de l’Union.

Mais la disparition progressive de la démocratie dans notre pays n’est pas compensée par la mise en place d’une démocratie européenne.

 

L’essentiel des pouvoirs est aux mains du Conseil des ministres qui, en tant qu’instance européenne, est totalement irresponsable.

Ce Conseil n’est pas élu au suffrage universel, il n’est pas responsable devant le Parlement européen, il n’est pas non plus  responsable devant les parlements nationaux.

 

Présenter ce Conseil des Ministres comme une « chambre haute », une sorte de Sénat est un piètre camouflage.

Le Conseil des Ministre, à la différence du Sénat  ne tire sa légitimité d’aucune élection comme c’est la règle élémentaire pour tout organe législatif dans une démocratie.

En France, lorsque le Sénat et la Chambre des députés sont en désaccord c’est, selon la Constitution française, la chambre des députés qui a le dernier mot. C’est un principe qui tend à respecter le suffrage universel : les députés sont élus au suffrage universel direct, les sénateurs sont élus par un suffrage indirect. Il est donc  normal que les députés l’emportent sur les sénateurs.

C’est exactement l’inverse pour l’Union européenne : les pouvoirs d’une instance non-élue (le Conseil des ministres) l’emportent largement sur les pouvoirs du seul organisme européen élu au suffrage universel, le Parlement.

 

Une bonne partie des pouvoirs laissés par le Conseil des ministre reste aux mains d’autres organismes qui ne doivent rien au suffrage universel : la Commission, la Banque Centrale Européenne, la Cour de justice.

 

La Commission (qui sert de fusible au Conseil) peut, certes, être censurée par le Parlement.

Mais cela n’a rien à voir avec les pratiques parlementaires d’une démocratie. En effet, avec l’appui de seulement un tiers des députés européens, la Commission pourra continuer à siéger (article III- 340).

 

Le Parlement qui est le seul organisme élu au suffrage universel est aussi celui qui détient le moins de pouvoirs.

Contrairement à ce que laisse supposer son titre de « Parlement », il ne détient qu’une petite partie du pouvoir législatif, du pouvoir de voter les lois de l’Union. C’est le Conseil des ministres qui détient l’essentiel de ce pouvoir.

 

Certes, la Constitution accroîtrait les pouvoirs du Parlement européen

 

Le domaine de la co-décision (le domaine législatif que le Parlement partage avec le Conseil des ministres) serait étendu à 29 nouveaux domaines.

 

Mais l’Union européenne resterait très loin d’une démocratie parlementaire et la Constitution, impossible à réviser, figerait cette situation pour des décennies.

 

Le mode de désignation du Parlement européen n’est pas démocratique.

Contrairement à ce qu’affirme l’article I-45 « l’Union respecte le principe d’égalité des citoyens », ce principe n’est pas respecté par l’article I-20-2, fixant les modalité d’élection au Parlement européen.

En effet, les 82,5 millions d’Allemands auront un député pour 860 000 habitants, tandis que les 394 000 Maltais auront un député pour 66 000 habitants. Un citoyen de Malte pèsera dont politiquement plus de 13 fois le poids d’un citoyen allemand et environ 12 fois celui d’un citoyen français.

 

Dans une démocratie, le Parlement partage l’initiative des lois avec le gouvernement, vote seul les lois et le budget mais la Constitution européenne ne prévoit rien de semblable.

 

L’initiative des lois (les directives) continuerait à appartenir uniquement à la Commission (article I-26, alinéa 2).

 

Dans le meilleur des cas, le Parlement continuerait à ne pouvoir voter seul les directives.

Il ne pourrait que co-décider du contenu de ces directives avec le Conseil des ministres. C’est ce que prévoit l’article III-396.

 

Mais cet article connaît de nombreuses dérogations que semble ignorer le Professeur Bastien François.

Dans les autres cas, en effet,  le Parlement continuerait à être exclu du pouvoir de décision. Le Conseil des ministres continuerait à décider seul des directives.

Or les 21 domaines dont le Parlement serait exclu et où le Conseil des ministres continuerait seul à décider sont d’une importance indéniable : le marché intérieur (article III-130-3), l’essentiel de la Politique Agricole Commune (article III-231-2 : prix aides, quotas…), le Tarif Douanier Commun (article III-151-5), la Politique Etrangère et de Sécurité Commune (article III-300-1), la politique économique (article III-179), une grande partie de la politique sociale (article III-210), la fiscalité (article III-171)…

 

Contrairement à ce qui se passe dans toute démocratie, le Parlement ne voterait toujours pas les recettes budgétaires qui resterait du domaine exclusif du Conseil des ministres.

 

Le Conseil des ministres resterait donc le principal législateur de l’Union européenne.  Le Parlement resterait en tutelle.

 

Comment, dans ces conditions, le Professeur Bastien François peut-il se permettre d’affirmer que le la Constitution placerait le Parlement européen « sur un pied d’égalité avec le conseil des ministres ».

 

 

5. « Cette constitution apporte enfin un rééquilibrage et des instruments pour créer une Europe sociale »

 

Nous avons vu ce qu’il en était des droits sociaux et de leur caractère virtuel.

 

Le professeur Bastien François aborde ici le problème sous un autre angle : la Constitution permettrait de rompre avec le libéralisme.

 

Son premier argument n’est guère convaincant.

 

Pour lui, si 95 des 98 syndicats de la Confédération des Syndicats et la quasi-totalité des partis socialistes se sont prononcés pour le « oui », c’est que cette Constitution n’est pas libérale.

Que les adhérents du Parti Socialiste français aient été les seuls à être consultés par référendum n’a pour le Professeur Bastien François aucune importance.

 

Cet argument est, ensuite, parfaitement réversible : le Medef, son équivalent européen l’Unice se sont prononcés pour la Constitution. Tous les gouvernements de droite qui mènent aujourd’hui des politiques libérales (Chirac, Berlusconi…) la soutiennent également. Les gouvernements sociaux-démocrates ou travaillistes (Schröder et Blair) qui mènent des politiques aussi libérales que leurs homologues de droite la soutiennent sans aucune hésitation. S’ils soutiennent la Constitution n’est-ce pas parce qu’elle va dans le sens de ce qu’ils souhaitent : encore plus de libéralisme ?

 

Il n’est donc pas possible d’échapper à un débat de fond.

 

 

Cette Constitution grave le libéralisme dans le marbre parce qu’à la différence des anciens traités, elle ne fait plus du marché un simple moyen,  certes prépondérant, mais un objectif à part entière.

 

Le projet de « directive Bolkestein » illustre remarquablement le caractère de cette Constitution et la prépondérance du marché sur les droits humains.

 Cette directive ultra-libérale qui dressera le salarié letton contre le salarié suédois, le salarié polonais contre le salarié allemand… trouverait toutes les justifications juridiques possibles dans la Constitution.

L’article 1-4, tout d’abord, qui considère comme « libertés fondamentales » : « la libre circulation des personnes, des services, des marchandises, et des capitaux… »

Article III-137 : « Les restrictions à la liberté d’établissement des ressortissants d’un Etat-membre sont interdites ».

Article III-138-c : «en éliminant celles des procédures et pratiques administratives découlant soit de la législation interne, soit d’accords antérieurement conclus entre Etats-membres, dont le maintien ferait obstacle à la liberté d’établissement ».

Article III-144 : « les restrictions à la libre prestation des services à l’intérieur de l’Union sont interdites à l’égard des ressortissants des Etats-membres établis dans un Etat-membre autre que celui du destinataire de la prestation ».

Article III-147-1 : « La loi-cadre européenne établit les mesures pour réaliser la libéralisation d’un service déterminé ». C’est le feu vert constitutionnel donné à la directive « Bolkestein ».

L’article III-148 demande même aux Etats-membres de libéraliser les services plus rapidement que ne le prévoit la loi-cadre européenne (en l’occurrence la directive « Bolkestein » !) : « Les Etats-membres s’efforcent de procéder à la libéralisation des services au-delà de la mesure qui est obligatoire en vertu de la loi-cadre européenne adoptée en application de l’article III-147-1. »

 

La Constitution grave le libéralisme dans le marbre pour une autre raison : elle tire un trait, pour des décennies, sur la possibilité de construire une Europe politique.

 

Avec la Constitution, l’Europe restera un nain politique.

 

L’Union se prive elle-même des quatre principaux leviers de politique économique qui permettent à tous les Etats du monde de gouverner.

 

La Constitution exclut toute politique monétaire : c’est le domaine de la Banque Centrale Européenne, indépendante de tout pouvoir politique.

Aux USA, les taux de change sont du ressort exclusif de la Maison Blanche.

 

Elle exclut toute politique budgétaire en raison du pacte de stabilité (article I-54 et I-55).

De plus, le Conseil doit désormais statuer à l’unanimité sur une loi européenne qui fixe le cadre financier pluriannuel et cette loi doit être ratifiée par chaque Etat-membre et empêche donc l’Union de se doter d’un budget européen conséquent et de mettre en place une politique budgétaire volontariste.

 

Elle exclut toute politique industrielle.

La Constitution interdit toute entrave à la concurrence (article III-166) et donc interdiction d’aider certains acteurs nationaux.  L’article III-167 considère que « sont incompatibles avec le marché intérieur  […] les aides accordées par les Etats-membres ou au moyen de ressources d’Etat sous quelque forme que ce soit qui faussent ou qui menacent de fausser la concurrence ».

 

Elle exclut toute politique de protection de l’économie européenne. 

L’article III-156 stipule, concernant les capitaux : « Les restrictions aux mouvements de capitaux entre les Etats membre et entre les Etats membres et les pays tiers sont interdites ».

 L’article III-157-3 interdit la taxe Tobin, puisque, pour établir des mesures qui constitueraient « un recul dans le droit de l’Union en ce qui concerne la libéralisation des mouvements de capitaux à destination ou en provenance de pays tiers, le Conseil statue à l’unanimité ».

Article III-314 : « L’union contribue, dans l’intérêt commun, au développement harmonieux du commerce mondial, à la suppression progressive des restrictions aux échanges internationaux et aux investissements étrangers directs, ainsi qu’à la réduction des barrières douanières et autres ».

Cela n’empêche pas les partisans du «Oui » d’affirmer que, grâce à la Constitution, l’Europe pourra enfin protéger ses marchés des exportations chinoises de textile…

 

Enfin, de nombreuses décisions politiques devraient toujours être prises à l’unanimité du Conseil des ministres : les politiques fiscales, l’essentiel des politiques sociales (article III-210), la politique étrangère et de Sécurité Commune…

Dans ces domaines la paralysie continuerait donc à régner. En imposant cette règle de l’unanimité, la Constitution continuerait à donner le pouvoir, dans le domaine fiscal et social, à des paradis fiscaux et à des Etats dont la stratégie s’appuie sur les bas salaires et l’absence de protection sociale : Chypre, Malte, le Luxembourg, l’Irlande, la Slovaquie, les Etats baltes. Cette règle est d’autant plus redoutable qu’à 25, l’unanimité serait beaucoup plus difficile à obtenir qu’à 15.

 

D’autres décisions pourraient être prises à la majorité qualifiée.

Ce sont celles qui pourraient permettre d’élargir la concurrence et les principes du marché à des domaines toujours plus nombreux. Les décisions y seraient prises plus facilement. De nombreuses directives ont, d’ailleurs, déjà été adoptées dans ces domaines. Mais, loin de faire contrepoids à la politique des USA, ces directives (de démantèlement des services publics par exemple) s’inscrivent parfaitement dans la mondialisation libérale que les Etats-Unis veulent imposer à tous les pays de la planète. 

 

Un marché où la concurrence serait libre et non faussée serait érigée en objectif de l’Union, des droits sociaux virtuels et sans aucun caractère contraignants, une Union qui resterait un nain politique, une constitution impossible à réviser : l’adoption de la Constitution permettraient aux libéraux de réaliser leurs rêves les plus fous.

Ils auraient enfin réussi à créer ce que  les Américains les plus libéraux avaient renoncé à accomplir : une zone de libre échange dans laquelle le marché aurait réussi à chasser le politique et le social.

 

 

 

 

6. L’Europe reconnaît enfin une place aux « services publics »

 

Notre professeur est pris la main dans le sac : la Constitution n’utilise pas (à une exception près mais ils s’agit de « servitude » de service public…) le terme de « services publics ».

Elle ne traite que des services d’intérêt économique général (SIEG)

Prétendre que ces SIEG sont l’équivalent de nos services publics ne repose sur aucun fondement juridique : les SIEG ne sont définis ni dans le projet de Constitution, ni dans aucun texte législatif de l’Union.

 

Nos services publics ne seraient, de toute façon, pas garantis par l’article III-122 et l’article III-166, cités par le Professeur Bastien François comme par tous les partisans du « Oui ».

En effet, l’article III-122 n’est que la reprise de l’article 16 du Traité instituant la Communauté européenne.

Quant à l’article III-166, il ne fait que reprendre mot pour mot, l’article 86 alinéa 2 du Traité instituant la Communauté européenne, article qui reprenait lui-même l’énoncé de l’article 90 du traité de Rome.

Ces deux articles n’ont, hier, été d’aucune efficacité pour freiner le démantèlement de nos services publics : poste, télécommunications, transports ferroviaires et aériens, gaz, électricité…

Comment ces deux mêmes articles pourraient-ils, demain, garantir l’existence de nos services publics ?

 

7. La Constitution a été élaborée démocratiquement

 

Selon le Professeur Bastien François, la Convention qui a élaboré la Constitution a bien été composée démocratiquement puisqu’elle comprenait 72 élus sur 105 membres.

 

Chaque élu aurait ainsi représenté 6,25 millions d’Européens : un record la matière !

 

Mais surtout ce qui est totalement anti-démocratique est que les 72 « élus » n’avaient pas été élus pour élaborer une Constitution.

Un conseiller général sous prétexte qu’il est « élu » ne peut pas siéger au Parlement : il n’a pas été élu pour cette fonction. Un député européen ou français n’a pas plus le droit de siéger dans une Convention constituante alors qu’il n’a pas été élu pour siéger dans cette instance.

Au mépris de toute considération démocratique, ces 105 membres de la Convention n’avaient soumis aux électeurs aucune des  principes qui allaient les guider dans l’élaboration de la Constitution.

Ils avaient, en fait, été désignés par leurs instances respectives après que la Commission et le Conseil européen aient décidé du nombre de représentants de chacune de ces instances.

 

Les libéraux veulent à la fois le beurre, l’argent du beurre.

 

Ils veulent le beurre : ne pas respecter la tradition constituante européenne démocratique.

 

Cette tradition veut qu’une Constitution soit l’œuvre d’une Assemblée constituante élue à cet effet par les citoyens (1789, 1793, 1848, 1945, 1946 en France ; Italie en 1947 ; Grèce en 1975 ; Espagne en 1978 ; Pologne en 1997).

 

Cette tradition veut que les débats de cette assemblée soient publics. Internet n’a pas remplacé le débat public : le sondage réalisé par Eurobaromètre à la demande de Bruxelles en novembre 2003 indiquait que dans les 25 pays de l’UE, 61 % des citoyens n’avaient jamais entendu parler de la Convention sur l’avenir de l’Europe.

 

Cette tradition veut que le projet de Constitution arrêté par cette assemblée soit soumis à un referendum unique pour tous les citoyens concernés.

 

Mais ils veulent, aussi, l’argent du beurre.

 

Ils veulent, malgré cela, donner à un texte, élaboré sans débat public par une assemblée non élue à cet effet, la légitimité et la force contraignante d’une véritable Constitution.

 

Cette Constitution a, en effet, une importance primordiale pour les libéraux : elle donnera aux directives libérales qu’ils nous préparent l’appui d’un Constitution et de toute la force symbolique qui s’attache à ce mot.

 

Ratifier cette Constitution serait ouvrir toutes grandes les portes à la directive « Bolkestein » ou à sa sœur jumelle, à la directive sur le temps de travail, à la directive portuaire, à la directive sur les transports ferroviaires régionaux, et à bien d’autres encore, savamment concoctées dans les bureaux de la Commission européenne. 

 

Jean-Jacques Chavigné

 

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